L'arc de triomphe
d’une inflammation des reins. Il se vengeait d’avoir soi-disant payé des honoraires trop élevés. »
Kate Hegstrœm serra les lèvres.
« Vous devriez être contente d’en être débarrassée.
– Il a demandé deux cent cinquante mille schillings pour consentir au divorce.
– C’est bon marché, dit Ravic. Ce qu’on peut régler avec de l’argent est toujours bon marché.
– Il n’a rien obtenu. » Kate leva vers lui son visage ovale au profil de camée. « Je lui ai dit ce que je pensais de lui, de son parti, et de son chef… et qu’à partir de cet instant même je le crierais publiquement. Il m’a menacée de la Gestapo et du camp de concentration, mais j’ai ri. Je suis Américaine, et sous la protection de l’ambassade. Rien ne me serait arrivé. Mais en revanche il se serait attiré des ennuis d’avoir été mon mari. Il n’avait pas songé à cela. Il est devenu doux comme un agneau. »
« L’ambassade, la protection », pensa Ravic. Tout cela lui semblait appartenir à un monde différent.
« Je m’étonne que Bernstein puisse encore pratiquer la médecine, dit-il.
– Il ne le peut plus. Il m’a examinée secrètement, après ma première hémorragie. Son avis est formel : dans l’état où je suis, je ne peux conduire cette grossesse à son terme. Heureusement ! L’enfant d’un nazi… »
Elle frissonna. Ravic se leva.
« Je dois m’en aller maintenant. Vous allez être de nouveau examinée par Veber cet après-midi. Une simple formalité.
– Oui, mais cette fois-ci j’ai peur.
– Voyons, Kate, ce n’est pas la première fois. C’est encore plus simple que l’ablation de l’appendice. » Il lui mit le bras autour des épaules.
« Vous avez été ma première opérée, ici. C’est un peu comme un premier amour. Je prendrai bien soin de vous.
– Je sais, dit-elle.
– Alors, au revoir, je viendrai vous chercher ce soir à huit heures.
– Au revoir, Ravic. Je vais tout de suite m’acheter une robe de soirée chez Mainbocher. Ça me délassera. Ça m’enlèvera l’impression d’être prise dans une toile d’araignée. Pauvre Vienne, ajouta-t-elle. La ville des rêves… »
Ravic prit l’ascenseur, traversa le hall et se trouva dans le bar. Quelques Américains y étaient assis. Au centre de la pièce, il y avait un énorme bouquet de glaïeuls rouges. Dans la lumière diffuse, ils prenaient tout à coup la couleur pâle du sang anémié. Ce n’est qu’en s’approchant qu’il se rendait compte qu’ils étaient fraîchement coupés. C’était un effet de la lumière, voilà tout. Il s’arrêta longuement à les contempler.
Il y avait un grand remue-ménage au second étage de l’hôtel International. Les portes de plusieurs chambres étaient grandes ouvertes. Des valets et des femmes de chambre couraient à gauche et à droite, tandis que du corridor, la patronne dirigeait les opérations. Ravic descendit l’escalier.
« Que se passe-t-il ? »
La propriétaire était une forte femme, à la poitrine rebondie, une tête trop petite et des cheveux noirs, courts et frisottés.
« Les Espagnols sont partis, dit-elle.
– Je sais, mais pourquoi tout ce remue-ménage si tard le soir ?
– Les chambres doivent être prêtes demain matin.
– De nouveaux réfugiés allemands ?
– Non, espagnols.
– Espagnols ? répéta Ravic sans comprendre. Comment cela ? Vous venez de me dire qu’ils sont partis ! »
La patronne le regarda de ses petits yeux noirs et sourit. Il y avait un monde d’ironie et de compréhension dans ce sourire.
« Ce sont les autres qui reviennent.
– Quels autres ?
– L’opposition. C’est toujours la même chose. Notre maison est fondée depuis longtemps, dit-elle, non sans fierté. Nos clients aiment à y revenir. Ils s’attendent à y retrouver leurs chambres. Évidemment, plusieurs d’entre eux ont été tués entre-temps. Mais les autres ont attendu à Biarritz ou à Saint-Jean-de-Luz, que leurs chambres soient libres. »
Ravic la regarda avec étonnement.
« Mais, monsieur Ravic, voyons ! » Elle était étonnée qu’il ne comprît pas tout de suite. « Au temps où Primo de Rivera était dictateur, naturellement ils avaient dû se sauver et ils s’étaient réfugiés ici. Lorsque l’Espagne est devenue républicaine, ils sont repartis et ce sont les monarchistes et les fascistes qui sont venus ici. Maintenant les fascistes sont
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