L'armée perdue
une formation adverse réunissant d’autres hommes qui ne leur ont fait aucun mal et se lancent à l’attaque en hurlant de toutes leurs forces. Ils crient pour surmonter la peur qui les tenaille. Juste avant la bataille, nombre d’entre eux tremblent et ont des sueurs froides, d’autres pleurent en silence, d’autres encore laissent échapper leur urine, qui coule le long de leurs jambes et mouille la terre.
Ils attendent la mort, l’invisible Chéra au manteau noir qui passe entre les rangs, posant ses orbites vides sur ceux qui tomberont tout de suite, sur ceux qui les suivront peu après, enfin sur ceux qui succomberont quelques jours plus tard à leurs blessures. Ils sentent son regard peser sur eux et frissonnent.
Cet instant est si insupportable qu’aucun chef ne le prolonge : dès que possible, on déchaîne les troupes. Les guerriers parcourent au pas de course le terrain qui les sépare de l’adversaire et se jettent sur lui, comme des lames contre la falaise. Le choc est épouvantable. Le sang coule dès le début au point que le terrain en est totalement imprégné. Les épées plongent dans la chair, les massues fracassent les crânes, les lances transpercent boucliers et cuirasses, perçant les cœurs, ouvrant poitrines ou ventres. Impossible de résister longtemps à une telle tempête de fureur.
L’horrible massacre dure en général une heure, ou un peu plus, jusqu’à ce qu’un des deux alignements cède et commence à reculer. Souvent, la retraite se transforme en fuite désordonnée et la tuerie se transforme alors en boucherie. Les fuyards sont abattus sans pitié par les quelques vainqueurs qui en ont la force. Au couchant, les représentants des deux formations se rencontrent sur un terrain neutre et négocient une trêve, puis chacun ramasse ses morts.
Telle est la folie des hommes. Des scènes de ce genre, auxquelles j’ai assisté à de nombreuses reprises lors de mon aventure, se répétèrent à l’infini durant les trente années que dura la guerre opposant les Athéniens et les Spartiates, fauchant leur meilleure jeunesse.
Pendant des années entières, les jeunes et les hommes plus mûrs des puissances rivales n’avaient fait qu’une seule chose, la seule que les rescapés sachent faire : se battre. Parmi eux se trouvait le garçon dont je m’étais éprise alors que je puisais de l’eau au puits de Beth Qadà : Xéno.
Au moment de notre rencontre, il avait déjà parcouru plus de deux cents parasanges avec l’armée de Cyrus, il savait exactement où se dirigeait l’armée et quel était l’objectif de cette expédition. Et pourtant, il n’était pas le soldat que j’avais cru reconnaître en voyant ses armes. Tout au moins, pas au début.
La nuit où je m’enfuis avec lui, je n’ignorais pas que ma famille me répudierait et me maudirait. J’avais trahi la promesse d’un mariage, rompu le pacte entre deux familles, déshonoré mon père et ma mère, mais j’étais heureuse. Alors que nous galopions dans la plaine qu’éclairaient les dernières lueurs du couchant et la lune naissante, toutes mes pensées se concentraient sur la vie merveilleuse qu’allait m’offrir le garçon qui avait tenu à ma présence. Je savais que je ne le regretterais pas, même si cela ne devait pas durer.
L’intensité des sentiments qui m’avaient envahie au cours de ces jours-là valait mille années de torpeur et de monotonie. Je ne pensais ni aux difficultés ni à ce que je deviendrais, à l’endroit où j’irais, à la façon dont je survivrais si Xéno me quittait. Je me disais seulement que j’étais à ses côtés, et rien d’autre n’avait plus d’importance. Certains estiment que l’amour est une maladie qui vous assaille à l’improviste. Peut-être ont-ils raison. Après tout ce que j’ai vécu, je pense, pour ma part, qu’il n’existe pas de sentiment plus élevé et plus puissant. Il vous aide à surmonter les obstacles les plus décourageants, les plus effrayants.
La nuit était tombée quand nous rejoignîmes l’armée, et les soldats s’apprêtaient à se coucher. Tout était nouveau et compliqué pour moi. Je me demandais comment je parviendrais à m’attacher un homme avec lequel je n’étais même pas en mesure de communiquer ; je me disais aussi que j’apprendrais sa langue le plus vite possible, que je lui préparerais ses repas, laverais ses vêtements, surveillerais sa tente, sans jamais me plaindre de la fatigue, de la
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