L'armée perdue
faim ou de la soif. Le fait qu’il avait ressenti le besoin d’apprendre quelques mots de ma langue signifiait qu’il tenait à moi, qu’il n’avait pas envie de me perdre. Je savais que j’étais belle, peut-être la plus belle femme qu’il eût jamais rencontrée. Et cette pensée me réconfortait, me rassurait.
Xéno appréciait la beauté. Il lui arrivait de me contempler. Il me priait de prendre telle ou telle pose et m’observait en tournant autour de moi. Il me disait de m’allonger, de m’asseoir ou de marcher devant lui, de dénouer mes cheveux. Par gestes, au début, puis par des mots, au fur et à mesure que j’apprenais sa langue. Je me rendis compte que ces attitudes et ces poses correspondaient à des œuvres d’art qu’il avait admirées dans sa ville, sur sa terre. Des statues et des tableaux, des objets dont j’ignorais tout, car il n’en existait pas dans nos villages. En revanche, j’avais vu des enfants modeler des figurines dans de la boue et les faire sécher au soleil. Et ne fabriquions-nous pas, mes amies et moi, des poupées que nous habillions avec des bouts de tissu ? Les statues leur ressemblaient, mais elles étaient beaucoup plus grandes, aussi grandes que des êtres humains, voire plus. En pierre, en argile ou en métal, elles ornaient les villes et les sanctuaires. Xéno me confia que s’il avait été un artiste, un de ces hommes capables de créer des images, il m’aurait représentée comme les personnages des histoires antiques qu’on racontait dans sa patrie.
Je découvris bien vite que je n’étais pas la seule femme à suivre l’armée : il y en avait beaucoup d’autres. Il s’agissait surtout de jeunes esclaves, appartenant pour la plupart à des entremetteurs syriens et anatoliens qui les louaient aux soldats. Certaines étaient très jolies. Elles étaient convenablement nourries, bien habillées et maquillées afin d’être plus attirantes, mais leur vie n’était pas facile. Elles ne pouvaient jamais se soustraire aux exigences de leurs clients, pas même lorsqu’elles étaient malades. Cela leur donnait toutefois un avantage : elles voyageaient à bord de chariots couverts, ne souffraient ni de la faim ni de la soif, ce qui n’était pas négligeable.
D’autres exerçaient le même métier mais ne fréquentaient qu’un ou plusieurs hommes, toujours des personnages importants : les chefs des divisions de l’armée, des nobles perses, mèdes, syriaques, ainsi que les officiers qui dirigeaient les guerriers à la cape rouge. Ce genre d’hommes n’aime pas boire à la tasse commune.
Les guerriers à cape rouge ne se mêlaient pas aux autres. Ils s’exprimaient dans une langue différente, ils avaient leurs habitudes, leurs dieux, leur nourriture, et ils parlaient peu. Pendant les haltes, ils astiquaient leurs armures et leurs boucliers afin qu’ils fussent toujours étincelants, et s’entraînaient au combat. C’était tout ce qu’ils semblaient capables de faire.
Xéno ne comptait pas à leur nombre. Il venait d’Athènes, la ville défaite dans la grande guerre de trente ans, et quand je fus en mesure de converser dans sa langue, j’appris aussi pourquoi il suivait cette expédition. Il fallut que je parle le grec d’Athènes pour que son histoire devînt la mienne, que le hasard et le destin qui m’avaient arrachée à mon village s’intègrent à une destinée plus vaste, le destin de milliers d’individus et de peuples entiers. Désormais, Xéno n’était plus seulement mon amant, mais aussi mon maître, l’être qui veillait à tout, à ma nourriture, à ma couche, à mes vêtements, bref, à ma vie. Pour lui, je n’étais pas uniquement une femme, j’étais une personne qu’il pouvait instruire et dont il pouvait recevoir des enseignements.
Il me parlait rarement de sa ville, bien que ma curiosité fût évidente à ce sujet. Le jour où j’insistai pour connaître la raison de son silence, il me livra une vérité inattendue.
Après qu’Athènes fut tombée entre les mains de l’ennemi, la ville avait dû accepter qu’une garnison de Spartiates s’installât dans sa citadelle : les guerriers à cape rouge !
« S’ils ont battu ta ville, pourquoi te tiens-tu à leurs côtés ? demandai-je.
— Quand un peuple est vaincu, il se divise, les uns accusent les autres d’être la cause du désastre, car si la victoire a toujours de nombreux pères, la défaite est orpheline. Parfois cette division
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