Le Bal Des Maudits - T 1

de lui. D’autres hommes sortaient lentement du mess, alourdis par le porc, et les pommes de terre, et les spaghetti, et les pêches de conserve du déjeuner.
    –  Il vaut mieux que nous ne parlions pas ici, dit-il. Marchons un peu.
    –  J’ai deux ou trois choses à faire avant le rassemblement, objecta Michael.
    –  J’en ai pour une minute, affirma Brailsford. Je crois que ça t’intéressera…
    Michael haussa les épaules.
    –  O. K., dit-il.
    Côte à côte, les deux hommes se dirigèrent vers le terrain de parade.
    –  J’en ai marre de cette compagnie, dit Brailsford. Je suis en train d’essayer de me faire transférer. Il y a un sergent qui va être démobilisé pour arthrite, au quartier général régimentaire, et j’ai bavardé avec deux ou trois types, là-bas… Cette compagnie me fout le cafard…
    Michael soupira. Il avait eu l’intention de s’allonger sur sa couchette, pendant les vingt précieuses minutes de liberté qui suivaient le déjeuner.
    –  Qu’est-ce que tu as en tête ? dit-il à Brailsford.
    –  Depuis ce combat, dit amèrement Brailsford, tous ces salauds-là me pissent dessus. Je ne voulais pas signer leur papier, mais ils m’ont dit que c’était une plaisanterie, parce que je faisais partie des dix hommes les plus gros et les plus forts de la compagnie. J’avais rien contre le Juif, mais ils m’ont dit qu’il se battrait jamais. Moi, je voulais pas me battre. Je ne suis pas un bagarreur. Quand j’étais gosse, j’avais toujours le dessous, malgré ma taille. C’est pas un crime de pas être un pugiliste, pas vrai ?
    –  Non, dit Michael.
    –  J’ai pas d’endurance, dit Brailsford. J’ai fait une pneumonie à quatorze ans. Et je suis même dispensé des marches par le toubib. Mais Va-t’en raconter ça à ce salaud de Rickett… ou à n’importe lequel des autres. Depuis qu’Ackermann m’a battu, ils me traitent comme si j’avais vendu des secrets militaires à l’armée allemande. J’ai fait ce que j’ai pu et j’ai tenu autant que j’ai pu. J’ai encaissé pendant un bon moment avant de tomber, pas vrai ?
    –  Oui, dit Michael.
    –  Cet Ackermann est féroce, dit Brailsford. Il est petit, mais c’est un sauvage. J’aime pas avoir à faire à des gens comme ça. Après tout, il a fait saigner du nez Donnelly, et Donnelly a été dans les Gants d’Or. Alors, qu’est-ce qu’ils voulaient que je fasse de plus ?
    –  O. K., dit Michael. Je suis au courant de tout ça. Mais où veux-tu en venir ?
    –  Y a pas d’avenir pour moi dans cette compagnie, gémit Brailsford.
    Il jeta son cure-dent et regarda tristement le terrain de parade.
    –  Et pour toi non plus, c’est ça que je voulais te dire…
    Michael s’arrêta.
    –  Qu’est-ce que tu nous chantes ? coupa-t-il.
    –  Toi et le Juif, dit Brailsford, vous êtes les seuls qui m’ayez traité comme un être humain, ce soir-là, et je veux t’aider. J’aimerais l’aider, lui aussi, je te le jure, mais…
    –  Tu sais quelque chose ? questionna Michael.
    –  Oui, dit Brailsford. Ils l’ont emmené à l’île du Gouverneur, la nuit dernière. Mais ne le répète pas, hein ? Personne n’est censé le savoir. C’est seulement parce que je suis presque toujours dans la salle du rapport…
    –  Je ne le répéterai pas, dit Michael.
    Il se représentait Noah aux mains de la Police militaire, revêtu des treillis bleus marqués dans le dos d’un P gigantesque, et les gardes marchant derrière lui.
    –  Il va bien ?
    –  Je ne sais pas. Ils ne l’ont pas dit. Colclough nous a offert à tous un verre de Trois Étoiles, pour arroser ça. C’est tout ce que je sais. Mais c’était pas de ça que je voulais te parler. C’est de quelque chose qui te concerne…
    Brailsford s’arrêta une seconde, ménageant visiblement son effet.
    –  Ta demande d’entrée à l’École des élèves officiers, dit-il, celle que tu as remplie il y a un bon bout de temps…
    –  Oui ? dit Michael.
    –  Elle est revenue, dit Brailsford. Refusée.
    –  Refusée, dit stupidement Michael. Mais je suis passé devant la Commission, et…
    –  Elle est revenue de Washington, refusée. Les deux autres types de la compagnie ont été acceptés, mais la tienne a été refusée. Par la Commission d’Enquêtes fédérales.
    –  La Commission d’Enquêtes ?
    Michael regarda Brailsford ; il le soupçonnait à demi, tout à coup, de se livrer à ses dépens à