Le Bal Des Maudits - T 2
l’intérieur duquel trois familles italiennes continuaient obstinément à vivre.
– Je commence à comprendre le fonctionnement de l’armée, dit une voix dans l’obscurité au sein de laquelle le peloton traînait ses bottes. Un jour, un colonel vient examiner la situation. Il retourne au quartier général et déclare :
– Général, je suis heureux de pouvoir vous rap- » porter que les hommes ont des quartiers chauds et » secs, situés sur des positions que seuls des coups au » but peuvent détruire. Ils commencent enfin à recevoir leur ravitaillement avec régularité, et leur courrier trois fois par semaine. Les Américains ont » compris que leurs positions étaient imprenables et » on ne signale pas la moindre activité ennemie dans » le secteur.
» – Parfait ! s’écrie alors le général. Donnez-leur » l’ordre de se replier.
Christian reconnut la voix. « Soldat Dohn, nota-t-il silencieusement. Je le lui resservirai. »
Il marchait lentement. Son Schmeisser pesait lourdement sur son épaule. Il était toujours fatigué, depuis quelque temps. La malaria, toujours, avec ses migraines et ses frissons glacés, pas assez intense pour justifier son hospitalisation, mais suffisante pour l’épuiser et le faire souffrir. « En retraite, en retraite, martelaient ses bottes dans la poussière, en retraite, en retraite… »
« Au moins, pensa-t-il, nous n’avons pas à craindre les avions, dans l’obscurité. » Les avions, c’était pour plus tard, après le lever du soleil. En ce moment même, sans doute, à Foggia, un jeune lieutenant américain dégustait son petit déjeuner – jus de pamplemousse, œufs au jambon, vrai café avec de la crème – et se préparait à grimper dans son appareil, un peu plus tard, pour venir arroser de rafales de mitrailleuses le pointillé noir et mouvant que représentaient pour lui, sur la route, Christian et son peloton.
Christian haïssait les Américains. Il les haïssait beaucoup plus pour les œufs au jambon et le vrai café que pour les avions et les balles. Et les cigarettes, aussi. Ils avaient tout, et encore des cigarettes. Toutes les cigarettes qu’ils voulaient. Comment pourrait-on jamais battre une nation qui avait autant de cigarettes ?
Le palais de Christian réclamait férocement la fumée apaisante d’une cigarette. Mais il n’en avait plus que deux dans son paquet, et il s’était astreint à n’en pas fumer plus d’une par jour.
Christian pensa aux visages des pilotes américains qu’il avait vus, dont les appareils avaient été abattus derrière les lignes allemandes et qui avaient attendu d’être capturés, en fumant insolemment, avec des sourires arrogants sur leurs visages bien nourris. « La prochaine fois, pensa-t-il, la prochaine fois que j’en vois un, je le descends, quels que soient les ordres. » Et, soudain, il buta dans une ornière et cria en tombant, car sa chute avait éveillé une douleur atroce, dans son genou blessé.
– Ça va, sergent ? demanda l’homme qui marchait derrière lui.
– Ne vous inquiétez pas de moi, dit Christian. Restez sur le côté de la route.
Il se remit debout et continua, en boitant, ne pensant plus à rien qu’à la route, devant lui, la route qu’il fallait parcourir…
L’agent de liaison du bataillon les attendait près du pont, comme convenu. Le peloton marchait depuis deux heures, et il faisait grand jour. Ils avaient entendu des avions, de l’autre côté de la petite chaîne de collines qu’ils avaient longée, mais aucun ne les avait attaqués.
L’agent de liaison était un caporal. Il s’était caché dans le fossé, sur le bas-côté de la route. Le fossé contenait vingt centimètres d’eau, mais le caporal avait préféré la sécurité au confort et, lorsqu’il sortit de son fossé, il était humide et boueux. Il y avait une escouade de pionniers de l’autre côté du pont. Ils attendaient, pour le miner, que Christian et son peloton fussent passés. C’était un pont ridicule, et le ravin qu’il enjambait était sec et peu profond. La destruction de ce pont ne retarderait personne d’une minute ou deux, mais les pionniers faisaient sauter tout ce qui leur tombait sous la main, comme s’ils exécutaient un rite.
– Vous êtes en retard, dit nerveusement le caporal. J’avais peur qu’il ne vous soit arrivé quelque chose.
– Il ne nous est rien arrivé, coupa sèchement Christian.
– Très bien, dit
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