Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
palais, véritable ville close au sein de la cité. Ses murailles protégeaient plus le tombeau d’Alexandre que les riches demeures aux statues de marbres et les temples dédiés tout autant aux dieux grecs qu’aux divinités égyptiennes. Le plus vaste et le plus long de ces temples était consacré aux Muses. Ou plutôt aux arts et aux sciences que ces déesses du rythme et des nombres représentaient.
Mais les niches, les rayonnages et les armoires de ce « Musée » étaient vides de tout rouleau, à l’exception de ceux que Ptolémée avait ramenés de ses campagnes.
— Voici ton nouveau royaume, dit le monarque d’Égypte au tyran banni d’Athènes. Tes sujets ne sont pas encore là. Tu devras les faire venir des quatre coins de l’univers. J’ai déjà envoyé un message en ce sens à tous les pays du monde, demandant à leurs souverains et gouvernants de m’expédier les livres qui seraient en leur possession. Les richesses d’Égypte sont inépuisables ; ils en auront leur part en échange de ces textes. Tel sera ton royaume, tels seront tes sujets. Pour ministres, pour généraux, pour grands prêtres, je te laisse le soin d’appeler vers toi philosophes, grammairiens, mathématiciens, astronomes, géomètres, ingénieurs, traducteurs et copistes. Ils seront bien payés, ils resteront logés en ces murs et rien ne manquera ni à leur travail, ni à leur repos.
Démétrios accepta cette offre avec ferveur. Il se maudit d’avoir perdu jadis tant de temps à l’intrigue et au pouvoir ; enfin, il pourrait vivre selon sa pensée, celle d’Aristote, et non plus selon ce que les circonstances et son goût pour la puissance lui avaient trop de fois dicté.
Démétrios avait participé à Athènes à l’organisation du Lycée, prototype du Musée. Il avait fourni les fonds nécessaires à l’achat d’un jardin entouré de portiques et de promenades, où se trouvaient une salle de cours et des cellules destinées à loger professeurs et élèves. Et l’on y pouvait consulter la bibliothèque d’Aristote, la plus grande jamais rassemblée jusqu’alors. Pourquoi, se dit Démétrios, ne pas transplanter à Alexandrie l’idée de cette école, en y injectant les richesses de son maître Ptolémée, le prince le plus magnifique du monde ?
À cette époque, les bibliothèques grecques se réduisaient à des collections de manuscrits détenues par des personnes privées. Les temples d’Égypte avaient des rayonnages abritant un assortiment de textes religieux et officiels, de même que certains panthéons du monde grec. Ptolémée Sôter eut l’ambition de rassembler toutes ces collections éparses en une vraie Bibliothèque centrale, possédant toute la littérature mondiale connue.
Le lieu et les circonstances étaient parfaits pour qu’une telle entreprise devînt florissante. Alexandrie était la cité idéale imaginée par le Philosophe : un port immense, ouvert à tous les échanges commerciaux et culturels, une ville de marchands et de guerriers – comme toi, Amrou.
Cependant, rois, princes, tyrans, généraux, satrapes, diadoques et oligarques de l’empire dépecé d’Alexandre ne répondirent guère à l’appel de Ptolémée Sôter. Le maître d’Alexandrie, en effet, grandissait en puissance. Outre l’Égypte, il était maître de la Cyrénaïque, de la Cœlésyrie, de la Palestine, formant ainsi un autre croissant fertile bordant la Méditerranée, avec en sentinelle Chypre et la Crète. Les souverains du monde voyaient en lui un nouveau pharaon et, dans les livres qu’il leur réclamait, une arme aussi mystérieuse que redoutable sur lesquels leurs glaives pourraient se briser. Ils n’avaient pas tort…
Alors, l’ancien maître d’Athènes usa de moyens draconiens pour alimenter la Bibliothèque. Lorsque Athènes accepta enfin de prêter les textes d’Euripide, Eschyle et Sophocle, Démétrios les fit recopier, retourna les copies et garda les originaux. Sur tous les navires faisant escale dans le port d’Alexandrie, il donna l’ordre de réquisitionner les livres, qui subissaient le même traitement : confiscation des originaux et restitution de copies. C’est ainsi qu’en peu de temps fut constituée la « bibliothèque des vaisseaux », la première collection du Musée, alimentée par le fonds des navires.
Parallèlement, Démétrios élabora un système où marchands et vendeurs trouvaient chacun leur compte. Les marchands y virent une manne.
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