Le bâton d'Euclide - Le roman de la bibliothèque d'Alexandrie
Apporter des livres à Alexandrie était le meilleur des passeports pour leur ouvrir les greniers à blé, les mines d’émeraude, les magasins de tissu d’Égypte. Ils écumèrent toutes les villes, les palais et les riches demeures où il était de mode d’entasser ostensiblement dans leur écrin de soie des manuscrits qu’on ne lisait pas, mais que l’on montrait comme un objet de prestige ou d’opulence. Et cela ne coûtait rien ou si peu aux marchands. Ils versaient une garantie purement symbolique, promettant aux donateurs de leur restituer la totalité de leur bien, sous forme de copie, mais toujours dans leur belle enveloppe. Pour la plupart d’entre ces gens, qu’importait de détenir une copie à la place de l’original ? Leur bibliothèque continuerait à être un objet d’admiration, auquel s’ajouterait la gloire d’avoir leur nom inscrit pour l’éternité dans les registres du nouveau Pharaon, comme le leur faisaient miroiter les marchands.
Par bonheur, il est d’autres amoureux des livres que ces gens avides de gloriole. Tous ceux pour qui lire est une joie profonde, une quête de la sagesse ou un outil de travail. Et ceux-là, pour qu’ils cèdent leur bibliothèque, c’était une autre antienne. Alors, comme Ptolémée le lui avait demandé, Démétrios appela tous ces savants et érudits à Alexandrie, pour vivre et étudier au sein du temple des Muses. Rien ne viendrait entraver la liberté de la recherche, ni la religion, ni la politique. Il n’y mettait qu’une seule condition : qu’ils ne viennent pas seuls, mais avec leurs livres. Non seulement ils en auraient l’usage, sur place, mais en plus ils pourraient se servir à loisir de tous les autres.
Ils affluèrent en masse, leurs disciples les suivirent, mais aussi tous ceux qui étaient avides d’apprendre ou de découvrir eux-mêmes les merveilles du monde. C’est ainsi que se constitua la plus grande Bibliothèque de l’univers.
Chaque fois que les affaires de la guerre et du gouvernement lui en laissaient le temps, Ptolémée Sôter venait dans la Bibliothèque, prenait familièrement Démétrios par le bras et l’entraînait sous le péripate, où ils marchaient longtemps en bavardant, à l’imitation de leur maître à tous deux, Aristote… Et comme je t’invite à le faire maintenant, Amrou, ainsi que nos jeunes amis. La marche délie la langue et les idées, tandis que la position assise est celle d’un homme ramassé sur lui-même, comme pour garder en égoïste ce qu’il a en lui.
Ptolémée et Démétrios allaient ainsi, accompagnés souvent d’un des savants à qui le roi avait demandé de venir à ses côtés. La première question du monarque était toujours la même :
— Combien avons-nous de livres, désormais, ami Démétrios ?
Après deux années de collecte, le bibliothécaire lui répondit :
— Bientôt cinquante-cinq mille, roi. Mais j’ai entendu dire qu’il y en a encore une grande quantité chez les Éthiopiens, les Indiens, les Persans, les Élamites, les Babyloniens, les Assyriens, les Chaldéens, les Phéniciens et les Syriens.
— Et combien crois-tu qu’il y en ait dans le monde ?
— Ma foi, je n’en sais rien. Demande-le plutôt à Euclide.
Ce disant, il se tourna vers le jeune homme qui les accompagnait en silence. Euclide ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans. Il était beau, et c’était le plus grand mathématicien que le monde eût jamais connu.
Ne t’en étonne pas, Amrou. C’est une idée commune d’imaginer le savant sous mes traits. Un vieillard tremblotant et radoteur, chauve, la barbe grise, le regard trouble et rougi par trop de peine, le dos voûté par trop de savoir à porter, et qui n’a jamais aimé, jamais ri, jamais chanté. Regarde cependant la beauté de ma nièce. Inventer, comprendre, oser avec force des propositions, des hypothèses et des axiomes sur l’agencement du monde, avec un œil neuf et une certaine inconscience, est l’apanage de la jeunesse. Après… Mais Hypatie te parlera d’Euclide bien mieux que moi, quand le temps viendra.
Donc, le jeune et bel Euclide éclata de rire et dit :
— Comment veux-tu que je te dise cela, roi ? Il faudrait d’abord que je sache combien il y a de langues au monde, et d’écritures pour les transmettre. De cela, je ne m’en soucie pas plus que de la virginité d’Athéna…
— Donne-moi au moins une estimation.
— En ce moment, au bord de l’Indus, un poète
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