Le bouffon des rois
de
pouvoir dire les vérités qu’il n’aurait jamais pu marmonner sans être réduit
sur-le-champ au silence.
En apostrophant les grands, en leur crachant leurs défauts
au visage, en les humiliant tout en les faisant rire, en les faisant réfléchir
en les distrayant, je me révoltais contre un milieu dont j’étais le complice et
la victime. Je restais en opposition constante jusqu’à atteindre parfois
l’intensité de la violence.
Je me suis pris pour Momus, le bouffon des dieux de l’Olympe,
fils de la Nuit, dieu de la moquerie et de la critique, en même temps censeur
des mœurs divines, toujours représenté masque levé et marotte à la main,
symbole de la folie.
J’ai sacrifié toute mon existence en portant la lourde
charge d’égayer les autres, de leur faire oublier la tragédie de la vie et les
vicissitudes du quotidien. J’ai réussi à acquérir au prix de quels efforts une
renommée qui m’a conduit jusqu’à être un des hommes les plus en vue des cours
de France. Un simple bouffon, par l’importance de son rôle, peut éclipser un
roi prestigieux.
Tout cela maintenant pour avoir une fin si triste !
Partir sans laisser aucune trace ! L’homme m’a fait mort mais c’est à tort
car ma folie demeurera à jamais en vie. On attendait mes bons mots comme on les
craignait. Maintenant, il m’en fallait trouver un avant de m’effacer du monde
des vivants :
« La mort devient une chose délicieuse, tout comme la
vie, il suffit de décider de ne pas les prendre au sérieux. »
Pas mal, non ?
C’était bien mon dernier bon mot, je sens que je m’en vais.
Mes membres s’engourdissent mais ne me font plus souffrir, c’est déjà cela de
gagné.
Je suis maintenant incapable de faire un mouvement, si ce
n’est de serrer dans ma main un porte-clefs en bronze qui me représente dans
mon costume de fou, ma marotte à la main. C’est une sorte de passeport pour
qu’on puisse me situer quand je frapperai à la grande porte là-haut, bien
au-dessus des nuages, là où il fait toujours beau.
Certains qui affirment en être revenus, te diront :
« Je n’ai vu ni entendu rien d’autre, donc il n’y a
rien. »
C’est faux, il y a quelque chose mais cette chose, il faut
la mériter.
Je n’ai pas vu Dieu mais j’ai vu la récompense d’une vie
bien remplie où la générosité, l’honnêteté, le talent et l’amour du travail
bien fait sont les laissez-passer indispensables pour rejoindre ceux que tu
admires et qui t’attendent.
Épilogue
Je me suis réveillé en sursaut. La marionnette avait glissé
de ma main et, en tombant, la tête s’était brisée en plusieurs morceaux.
Je ne sais pas si ce qu’il m’a conté est la pure vérité et
si je ne suis pas dans un « delirium qui n’a rien de très mince »,
mais je crois m’être souvenu de tout et je l’ai retranscrit de mon mieux. Dans
tous les cas, ce bouffon m’inspire le respect plus qu’aucun autre pantin
politique ou artistique qui s’agite sur les écrans des diverses chaînes de
télé.
Je vous remercie du plus profond de moi-même, messire
Triboulet. Vous resterez pour moi (pardon, mesdames !) la plus belle de
mes nuits. Cela tombe très bien, je n’ai plus l’intention d’en vivre d’autres.
Voici le moment venu de mettre à exécution une décision mûrement réfléchie. Je
vais doucement me laisser glisser dans la nuit éternelle. N’ayant pas une fiole
de matrone, je me contente d’une boîte entière de barbituriques que je vais
avaler. Mélangée avec les deux bouteilles de Bowmore, l’effet va être radical.
Je ne pouvais pas rendre un plus bel hommage au sieur
Triboulet que celui de choisir la même mort que lui.
Je pars vous rejoindre, mon cher homonyme ! Quelle
meilleure compagnie que la vôtre ?
Au moment où j’ouvre le tube et m’apprête à vider son
contenu au fond de ma gorge, mon portable, que je croyais déchargé, se met à
vibrer avec insistance. Quand on a envie de décrocher de la vie, a-t-on envie
de décrocher son téléphone ? Surtout quand le numéro est masqué !
Geste machinal ou signe du destin ? Allez savoir.
« Oui ?
— C’est toi, Alain ?
— Pour peu de temps encore, oui.
— C’est Christian, ton agent !
— Je t’avais reconnu.
— Tu as le rôle !
— Quel rôle ?
— Les essais que tu as passés la semaine dernière pour
le film de Gaël Le Bornec. C’est toi qui as été choisi.
— Tu
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