Le bouffon des rois
prenante de cette vie mondaine tellement recherchée qui lui donnait l’impression d’exister. C’est d’ailleurs cela qui la met en rage
en ce moment ; elle sait quelle va tout perdre sur
l’abstrait alors elle tente de se rattraper sur le concret.
Je ne peux m’empêcher de rire car, en ouvrant un à un les
nombreux placards vides du couloir menant à la chambre, je me suis rappelé que
l’un d’eux possède un double fond. Elle a dû oublier ce détail car en
déplaçant le panneau je découvre mes raquettes de tennis (qui n’ont pas frappé
de balles depuis quelques années), un carton rempli d’articles de journaux et
de photographies – derniers vestiges d’une glorieuse carrière qui n’a plus
sa place que dans un obscur cagibi – et le vieux coffre à jouets de mon
enfance qu’elle a voulu mille fois envoyer à la déchetterie. À
l’intérieur s’entassent toujours, pêle-mêle, un château fort du Moyen-Âge aux
tourelles démantelées, une boîte à chaussures débordante de soldats aux armures
autrefois argentées et aux épées passablement ébréchées, un carton de cahiers
jaunissants où, sur chaque page, étaient soigneusement collées des affiches de
films en noir et blanc découpées dans des journaux et, parmi tous ces beaux
souvenirs d’une paisible solitude enfantine, des marionnettes, personnages
maintenant inanimés d’un guignol offert par mon père pour mon cinquième
anniversaire. Je les sors une à une en me souvenant des voix que je donnais à
chacune : Guignol, Monsieur Gendarme, la mère Michel, le père Lustucru,
Colombine, Arlequin, le beau chevalier, la princesse, le Roi. Toutes les
saynètes que je me plaisais à écrire et à jouer me reviennent en mémoire. Un,
deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf…
Il me semble bien qu’il y en avait dix. En fouillant tout au
fond du coffre, ma main sent un morceau de tissu et une boule ronde. Je soulève
légèrement le château fort et en sors une autre marionnette à la figure poupine
et rigolarde coiffée d’un bonnet prolongé par de longues oreilles pointues au
bout desquelles pendent des grelots. J’avais tout de suite donné ma préférence
à ce fou du roi pareil au joker des cartes à jouer de ma mère et que mon père
nommait Triboulet.
« Eh oui, mon petit Alain, il s’appelle comme nous et
il a vraiment existé, c’était le bouffon de François I er . Il
accompagnait partout le roi, et son métier c’était de le faire rire.
— Faire rire, c’est un métier, papa ?
— Pour des paresseux qui ne savent pas faire autre
chose, oui.
— J’aimerais bien faire rire. »
Je me dégage à reculons du placard, laissant le double fond
grand ouvert. En me retournant, je tombe sur mon reflet grandeur nature qui se
dessine sur la grande psyché en pied scellée dans le mur du couloir. Je
m’étonne qu’elle ne l’ait pas brisée à coups de marteau dans la rage de
ne pouvoir l’emporter. Mais il faut avouer qu’à présent tout cela me laisse de
glace.
Je me mire, « futur RMiste » , et je me
trouve pathétique avec cette marionnette au costume bariolé délavé par les
années qui pend au bout de ma main. Je me traîne jusqu’à la cuisine déséquipée
qui ressemble à une salle de clinique abandonnée ; un sac d’épicerie fine
fait tache en plein milieu de ce désert sinistre de carrelage, de bois et de
métal.
Je laisse de côté la saucisse sèche, les blinis, les
tranches de saumon et la part de tarte Tatin pour m’emparer des deux bouteilles
de Bowmore vingt ans d’âge. Il ne reste même pas la transparence opaque d’un
verre Duralex. Qu’importe ! je boirai au goulot.
Oui, je sais, depuis trois ans j’ai fait le serment de ne
plus jamais boire une seule goutte de whisky mais il y a des circonstances qui,
si elles ne sont pas atténuantes, peuvent être primordiales. Pas de radio, pas
de télé ?
Pas de nouvelles, bonnes nouvelles ! Un bon moyen de ne
pas déprimer. Je sens que ça bouillonne dans ma tête, les 45° atteignent
directement le cerveau. La bouteille se vide à grandes lampées salvatrices. Je
suis allongé sur le lit, je regarde le plafond blanc, le plafond idiot, le
plafond du néant, celui de la culpabilité, celui que l’on regarde après l’amour
adultère, celui qui nous fait regretter l’acte, celui qui nous fait prendre
conscience de l’inutilité de nos erreurs, de l’évidence de notre imbécillité,
de la constance de
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