Le bouffon des rois
leur en laissaient le loisir. Je commençais à trouver
grand plaisir à voir mon prochain rire ou sourire de mes facéties. Moi,
difforme, contrefaisant une personne bien conformée, je devenais comique. On ne
riait plus de moi mais de la personne que j’imitais avec juste ce qu’il fallait
d’exagération.
Mais je ne pris conscience de l’importance du rire dans
notre société qu’à la suite d’un événement peu banal qui arriva au père
supérieur. Il était atteint d’un mal de tête qui ne lui laissait aucun répit,
comme une enclume martelée à l’infini. Il ne prononçait plus que des paroles
tellement mesurées qu’elles annonçaient une pensée d’une lenteur accablante qui
ne reflétait plus la vivacité de son esprit. Se méfiant autant de l’art des
médicastres que de la maladie, il se résolut sur les instances de ses frères à
faire appel à un barbier-chirurgien.
Je nettoyais la cellule du père supérieur quand, précédé
d’une dizaine de moines, apparut un petit bonhomme frêle à nez court dont les
yeux brillaient sous un large front qui le rendait semblable aux chiens de
meute frétillants. Après un bref regard vers le malade alité, il fouilla dans
un grand sac de cuir pour en extraire un petit marteau de bois. Il se dirigea
vers le lit, dégagea le drap qui recouvrait le malade, souleva sa longue chemise
de toile blanche et entreprit de lui frapper les articulations à petits coups
de marteau pour entendre l’écho des os. Un des moines lui expliqua que le
malade souffrait de migraines incessantes. Il lui fut répondu du tac au tac que
le martèlement des os sert seulement à vérifier le chemin parcouru par un excès
de bile qui a repoussé vers le crâne un flot d’humeurs malsaines compressant le
cerveau et provoquant ces céphalalgies.
Il accompagna sa réponse d’une latinité incompréhensible qui
se voulait savante. Rangeant son marteau, il sortit du sac une chignole à la
pointe acérée qu’il allait utiliser pour forer un trou dans la tête du
migraineux car, selon sa science irréfragable, ouvrir le crâne afin d’en
chasser par cette brèche les humeurs excédentaires était le seul moyen
d’arrêter le mal de tête. Le charlatan profita de la stupeur qui nous paralysa
tous pour enfoncer la pointe de son instrument de torture dans le crâne du père
supérieur et commença à visser avec une ardeur ricanante. Rejetant sa tête
sanguinolente en arrière, le père supérieur se mit à hurler :
« Ne laissez pas échapper mon âme ! »
L’affreux petit bonhomme sauta à pieds joints sur le lit,
menaçant à nouveau le presque trépané mais, avec un ensemble parfait, quatre
moines l’empoignèrent par ses chausses et le conduisirent sans ménagement à la
porte du couvent pour le jeter dehors avec son sac d’outils maléfiques.
Je restai prostré dans mon coin, encore sous le choc de la
scène que je venais de vivre, quand un rire ininterrompu me fit sortir de mon
inertie : c’était le père supérieur qui s’esclaffait, le visage en sang,
la chignole du charlatan ayant dû chatouiller le nerf de l’hilarité. Il riait
tellement que cet accès de joie frénétique lui faisait vomir un torrent de
matières immondes qui souillait le drap blanc. Des moines se précipitèrent avec
des linges propres, les uns pour éponger le sang qui continuait de couler du
crâne par le petit orifice, les autres pour rouler en boule le drap visqueux et
le jeter dans une bassine qui fut très vite emmenée hors de la pièce tant sa
puanteur nous envahissait les narines. Je venais d’avoir la preuve que le rire
avait été la médecine salvatrice, refoulant les mauvaises humeurs du cerveau
tout en apportant l’apaisement et en ôtant la souffrance.
Ne serait-il pas le meilleur des remèdes pour le corps et
pour l’esprit ? J’en conclus que le rire était curatif. S’il existait
aussi pour châtier les mœurs, il pouvait devenir une espèce de geste social.
J’avais trouvé ma raison de vivre. J’avais lu que depuis Aristote et bien
avant, les plus grands penseurs se sont penchés sur le rire. Tout ce qui est
comique est simplement humain mais cela s’adresse à l’intelligence pure. Le
rire, grâce à moi, continuera à avoir une signification sociale. Mais ce n’est
pas en demeurant dans ce couvent, où je sentais que l’on me verrait bien
endosser la robe de bure, que je pourrais exercer ce que je considérais comme
un talent unique et
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