Le bouffon des rois
précieux.
Un jour bien gris de froid glacial de l’an 1499, une
inhabituelle effervescence anima l’abbaye tout entière. Des murmures enflaient
annonçant la visite du roi. J’étais trop jeune pour me souvenir de la mort de
Louis le onzième et je n’avais pas vu passer les quinze années de règne du roi
Charles le huitième. C’était donc Louis le douzième, notre roi, qui nous
honorerait de sa présence prochaine. Je savais qu’il était né dans le vieux
château de Blois, qu’à peine huit mois plus tôt il s’était fait sacrer à Reims
pour ensuite entrer triomphant dans Paris. Il avait dû batailler fort pour
obtenir son divorce d’avec Jeanne de France et épouser le 8 janvier 1499
la veuve de Charles VIII, Anne de Bretagne. Après une douce lune de miel
passée sous les cieux pluvieux de son duché, c’est donc un tout jeune marié qui
venait nous visiter. Il arrivait de Nantes et avait exprimé le désir de visiter
l’abbaye dont il avait entendu vanter la rareté de sa bibliothèque. Il s’était
attaché les services du prieur d’Angle, Jean d’Auton, devenu son
historiographe. Il ne quittait pour ainsi dire jamais Sa Majesté sinon pour
prendre de courtes heures de sommeil. Cet homme, qui savait se faire discret
malgré sa carrure imposante, sera plus tard pour moi non seulement un
protecteur, mais un conseilleur. J’aurai l’occasion de t’en reparler.
Revenons au jour de la visite royale : le père
supérieur avait chargé frère Barthélémy de me cantonner dans ma cellule avec
ordre de n’en pas bouger jusqu’au départ de l’équipage régalien. Je ne crois
pas au hasard mais j’ai un instinct particulièrement développé qui, ce jour-là,
s’est manifesté en me soufflant que c’était l’occasion ou jamais de pouvoir
m’échapper de cette tanière monacale. Certes, les moines en me recueillant
m’avaient protégé des agressions extérieures mais ils étouffaient une vie que
je sentais différente.
Je me suis glissé hors de mon antre pour gagner un endroit
où j’étais sûr que le roi et sa suite passeraient pour se rendre à la chapelle.
Je me suis blotti derrière une colonnade et je n’eus pas longtemps à attendre.
Le silence habituel du monastère était quelque peu troublé par une sorte de
brouhaha ininterrompu qui provenait d’une procession à la tête de laquelle
caracolait le père supérieur dont le trou dans le crâne avait décuplé les
forces, il sautillait aux côtés du roi en le noyant de paroles que le monarque
pensait faire cesser par des hochements de tête et un air peu engageant. Ils
étaient suivis par des courtisans obligés de faire une visite dont ils se
seraient bien passés. Je sentis que c’était le moment de me signaler. Je me
jetai littéralement au-devant de Sa Majesté qui, elle seule, n’eut pas de
mouvement de recul. Elle arrêta d’un geste les gardes qui se précipitaient pour
me mettre à mal. J’en profitai pour faire deux ou trois cabrioles qui m’étaient
personnelles puisqu’elles prenaient comme pivot ma bosse et je les accompagnai
de mes fameuses onomatopées qui déclenchaient les rires à peine étaient-elles
prononcées. Je terminai par une parodie de révérence à faire rougir le
courtisan le plus asservi, assortie d’un compliment que j’avais mûrement
préparé :
Beau Sire,
Belle Majesté,
Ainsi que
vous qui l’escortez
Plus pliés
que moi dans la servilité ;
Ma bosse se
dresse de curiosité
De vous voir
portant la couronne
En ce lieu
dépourvu de nonnes
Et propre à
la Sainte Dévotion.
Prêtez-moi quelque
attention !
Je vous
adresse ma prière
Du fond de ce
lieu si austère :
Gardez-moi
auprès de vous,
Je serai
votre “garde-fou”.
Et je disparus aussi vite que j’étais apparu. La stupeur et
l’amusement ayant cloué sur place toute la délégation, ce fut le père supérieur
qui intervint pour expliquer ce qu’il considérait comme un fâcheux
incident :
« Que Votre Majesté veuille bien nous pardonner et
qu’Elle ne prête aucune attention à cet intermède imprévu. »
Il me présenta comme un pauvre insensé courant les rues de
Blois, souffre-douleur des enfants et des laquais, recueilli par charité dans
son monastère.
« Il sera puni pour son impertinence ! »
Louis le douzième, affichant un léger sourire,
demanda : « Comment le nommez-vous ?
— On n’a jamais très bien su son nom. On ne l’appelle
plus que Triboulet, eu égard
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