Le bouffon des rois
à ses facéties itératives.
— Si bien que si je le prenais auprès de moi, je vous
soulagerais d’un grand poids ? »
Et, à l’étonnement général, le roi de France (soit par
pitié, soit pour s’amuser de moi ?) m’envoya chercher et m’emmena avec
toute la cour au château d’Amboise où un gouverneur nommé Michel Le Vernoy
me fut affecté. Il était chargé de me dresser à jouer le rôle de bouffon, ainsi
que de développer quelque peu mon esprit pour tenir cet emploi à la cour avec
un certain éclat.
J’appris que la mode d’entretenir dans son logis des fous et
des bouffons domestiques semblait avoir pris naissance en Asie, chez les
Perses, à Suse, à Ecbatane et aussi en Égypte. Sur des peintures anciennes qui
décorent les tombeaux de l’Heptanomide, on voit de riches Égyptiens accompagnés
de personnages contrefaits et grotesques. De l’Orient l’usage passa en Grèce et
de là à Rome. Il n’y avait point de banquet sans quelque conteur de facéties
burlesques qui avait pris la place occupée par les chanteurs et les aèdes
homériques ; suivaient des danseurs, des faiseurs de tours, des singes
savants, des joueuses de cerceau et des cubistétères (ceux qui marchaient la
tête en bas et les pieds en l’air), puis venaient les bouffons, qui avaient la
lourde charge de faire rire.
Louis XI avait banni de sa cour les fous et
Charles VIII avait fait de même, ne permettant auprès de sa femme Anne de
Bretagne, sévère et guindée, qu’une folle, naine acariâtre et dépourvue de sens
commun. Louis XII, qui n’était point non plus par humeur le patronné des
porteurs de marotte, n’avait pas dérogé à la tradition qui voulait qu’il y eût
toujours au moins un bouffon à la cour de France. Il s’était adjoint deux fous
qui, je l’appris plus tard, ne lui convenaient en aucune façon : Nago et
Caillette. Ils n’apparaîtront jamais dans les comptes de la Couronne, et comme
je ne crois pas qu’ils fussent payés sur des fonds particuliers, j’en ai conclu
qu’ils n’avaient été choisis qu’au titre d’office. Mais ils étaient là et je
compris vite qu’il fallait que je m’imposasse avec célérité si je ne voulais
pas que l’on me renvoie croupir dans mon monastère. Ce statut de bouffon du
roi, je le voulais pour moi tout seul. Nago et Caillette n’avaient plus leur
place depuis que j’avais mis le pied au château d’Amboise.
Trois solutions s’offraient à moi : tout d’abord,
travailler comme un acharné avec mon précepteur. Ensuite, me faire apprécier
par les proches du roi sans employer l’artificieuse flatterie des courtisans. Et
enfin – et surtout –, évincer mes deux bouffons rivaux.
Peu de temps après mon arrivée, je fus débarrassé de Nago
qui, dans son incommensurable imbécillité, s’élimina de lui-même : croyant
faire un compliment aux nouveaux époux, il se réjouissait de leur union et
préférait voir « son jeune marié de roi dans la félicité de l’amour avec
sa nouvelle reine plutôt que malheureux avec sa première épouse et s’adonnant à
ses frasques de débauché ». Ce compliment fut suivi d’un lourd silence
désapprobateur de toute la cour, ce qui aggrava la teneur du propos. Le regard
noir de la reine Anne lancé à son époux fut suivi de l’ordre royal d’emmener
sur-le-champ l’insolent innocent, et de le jeter dans un cachot au fin fond du
château où je sais de source sûre que même les rats hésitèrent à le dévorer,
effrayés à l’idée qu’une telle stupide nourriture puisse altérer leur fameuse
intelligence.
Je m’enquis auprès de Le Vernoy de ce qui justifiait un
si grand châtiment pour une plaisanterie certes déplacée, mais somme toute
anodine. Il s’arrêta comme pétrifié, puis jetant un regard affolé vers la
porte, il se précipita vers celle-ci en l’ouvrant brusquement, constata le vide
du couloir, la referma au verrou, et revint vers moi en jetant plutôt qu’il ne
le posa le livre des comédies de Plaute dont il me lisait et commentait
quelques passages. Il me prit fermement par le bras et m’emmena dans un petit
renfoncement contigu à la pièce où nous nous trouvions. Là, d’une voix basse au
débit rapide, il me fit un court résumé des années passées de l’Histoire de mon
royaume de France qui n’avaient pas percé les murs épais du monastère :
« Notre roi ne supporte pas qu’on lui parle de son
passé. Il faut lui rendre cette
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