Le bouffon des rois
notre légèreté, de l’importance de l’essentiel. Je sens que
je ne m’appartiens plus, que je ne gère plus rien, que tout m’échappe.
Ma main droite engourdie est enveloppée du tissu de la
marionnette que je n’ai pas lâchée. Je sens le tissu glisser, j’entends comme
un frottement et, à travers mon regard mi-clos dans la faible lumière distillée
par l’ampoule économique de la lampe de chevet, je vois ma marionnette
préférée, le bouffon adoré de mon enfance, virevolter devant mes yeux.
C’est Triboulet vivant. Les couleurs de son costume sont
aussi vives qu’au premier jour où il l’a endossé, sa tête s’agite de gauche à
droite, ce qui fait tinter les grelots de sa coiffe, sa figure poupine s’anime,
ses yeux globuleux roulent dans leurs orbites, les lèvres de sa bouche ouverte
remuent, je ne vous mens pas : il me parle et je le comprends.
Chapitre premier
C’est drôle, tu me sors du placard au moment où on va t’y
mettre. Je te préviens gentiment, ça fait exactement quatre cent soixante-dix
ans que je me suis tu pour le monde et comme j’avais la réputation d’avoir la
langue bien pendue, je ne vais pas me gêner pour rattraper tout ce verbiage
perdu.
Ne t’étonne pas si je m’exprime avec un style qui ressemble
fort au tien mais toi et tes pairs, je vous écoute depuis plusieurs siècles et
notre langage autrefois si beau a subi une évolution phénoménale qui n’est pas
toujours à son avantage. Si, parfois, je retrouve des expressions de mon temps,
ne m’en tiens pas rigueur, je saurai te traduire « mon vieux
françois » à bon escient.
Je n’ai jamais eu l’occasion de raconter ma vie et je te
suis reconnaissant de me permettre de rétablir la vérité sur mon existence que
l’on a trop souvent caricaturée. On a tant dit sur moi ! Que de calomnies,
de mensonges, d’anecdotes totalement inventées ! Tant d’erreurs m’ont été imputées !
J’étais un personnage important de mon époque mais ma
notoriété a quelque peu estompé la réalité. Je suis passé dans la Légende alors
que j’aurais dû rester dans l’Histoire. Mais je n’étais qu’un bouffon et tu
sais aussi bien que moi que les gens qui font rire ne sont jamais considérés à
leur juste valeur.
Seuls les gens ennuyeux qui passent leur vie à se prendre au
sérieux ont droit aux égards. J’ai même entendu dire qu’on conteste à notre
plus grand auteur comique français la paternité de ses œuvres. On a déjà tenté
de le détruire durant sa vie entière pour d’autres mauvaises raisons, et à
présent on veut l’humilier dans sa mort, briser sa réputation universelle de
meilleur auteur de comédies pour l’attribuer à l’un de ses contemporains qui
n’en demandait pas tant et se contentait fort bien de la gloire que lui avaient
procurée ses propres pièces.
Quel malsain plaisir certains hommes trouvent-ils à réfuter
systématiquement du génie à ceux qui ont le don de faire rire ? Pourquoi
chercher à les rabaisser ? Sommes-nous si dangereux pour susciter tant
d’acharnement, tant de haine et tant de mépris ?
Mais j’en reviens à moi parce que, ce soir, je suis ici pour
te parler de moi, Triboulet. Toi, c’est ton véritable patronyme, moi ce n’était
qu’un surnom que l’on m’a donné au sortir de mon enfance.
Je m’appelle en fait Le Févrial. Je suis né un de ces jours
ajoutés au mois de février en l’an de grâce 1479 dans un faubourg populaire de
la bonne ville de Blois. Je dis « bonne ville », c’est méchante ville
que je devrais dire tant les gens sont agressifs, égoïstes et médisants.
En naissant, je n’ai point salué la vie par des cris et des
larmes, non, j’ai tout de suite ri à ma mère. Je me croyais arrivé dans les
délices de la vie. Ivresse et ignorance !
« Qui ne sait que le premier âge est le plus joyeux
et le plus agréable à vivre ! » disait Érasme dans son Éloge
de la folie.
Pas pour moi ! Je suis né difforme, mon épaule gauche
était bien plus haute que la droite et dans mon dos une proéminence anormale
était déjà visible. J’étais un bébé bossu !
Mes oreilles avaient presque la taille de mon visage qui,
lui, était mangé par une bouche épaisse, un nez crochu et deux énormes yeux
globuleux sous un front minuscule. Mais je souriais, j’étais heureux. Je ne me
rendais pas compte de la stupeur suivie du dégoût que j’avais tout de suite
inspirés à mes parents
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