Le Brasier de Justice
fois…
Elle avait enfin levé le visage vers lui. Il avait détaillé les sillons presque propres abandonnés par les larmes sur ses joues crasseuses et creuses.
Sans trop savoir ce qui motivait sa réaction, il s’était assis à côté d’elle. Réaction pour le moins exagérée, puisque les mendiants ne faisaient guère défaut et qu’ils l’agaçaient le plus souvent.
— Raconte.
— Quoi ?
— Ce qui t’a menée ici.
— J’cause pas aux étrangers, s’était rebiffée la très jeune fille, peu amène.
— Si tu veux récolter quelques pièces, il va bien falloir que tu apprennes à geindre, à sourire et à remercier, avait rétorqué cadet-Venelle, amusé. Raconte.
Sidonie avait narré sa courte vie d’un ton si plat qu’Hardouin avait été certain qu’elle ne mentait pas. Après tout, il s’agissait d’une histoire tellement banale qu’elle ne l’étonnait pas, même s’il avait dû lui souffler les mots qui se refusaient à elle. Sidonie était née alors que sa mère avait quatorze ans, ne sachant plus très bien qui l’avait rendue grosse. Assez jolie fille, aimant les plaisirs immédiats et faciles, sa mère était passée de couche en couche, de taverne en taverne, en retirant quelques sous qui leur permettaient de vivoter dans une masure, du moins quand elle était encore assez lucide pour rentrer. Sidonie avait contribué à leur maigre train en chapardant ici et là. « Toujours du manger, rien d’autre et pas à des pauv’vieux ! » avait-elle souligné, insistant sur sa probité et son honneur de miséreuse. Jusqu’à cette nuit, trois semaines plus tôt, où sa mère avait été retrouvée noyée dans un ruisseau qui s’écoulait non loin de la ruine qu’elles occupaient. Sa tempe portait la marque d’un coup violent. Avait-elle été frappée puis poussée dans la rivière ? L’ivresse, coutumière chez elle, avait-elle rendu son pas peu sûr ? Avait-elle glissé sur la berge boueuse, se cognant et sombrant dans l’inconscience ? Nul ne le savait et, à la vérité, tous s’en moquaient. Sidonie ne pouvant payer une bière 2 ni un service religieux, ne restait à sa mère que le carré des indigents, bref, la fosse commune. Étrangement, alors qu’elle n’avait jamais éprouvé grand amour pour cette femme qui alternait entre beuveries et difficiles matins, passant d’homme en homme, cette fin avait semblé une injustice de trop à la jeune fille. Elle avait donc creusé une tombe à quelques toises* de leur cabane branlante et enterré sa mère à la nuit.
— J’as prié et j’avions été tremper une touaille dans l’eau bénite de l’église que j’as enroulée autour d’sa gorge pour qu’Dieu puisse la r’connaître. J’sais pas l’latin, mais j’suis ben certaine que ça fait point d’différence à Ses yeux.
Quelques jours plus tard, un gros fermier du coin s’était présenté, brandissant un papier auquel Sidonie n’avait rien compris, ne sachant pas lire. Il avait détaillé la jeune fille peu avenante, assez lourde quoique maigre et largement moins appétissante que sa mère dont il avait éprouvé à maintes reprises les charmes en échange de sa pingre « hospitalité ». Celle-là ne l’emballait pas du tout comme délassement de sens. Aussi lui avait-il donné jusqu’à la fin de la semaine pour ramasser son frusquin 3 et quitter les lieux. En effet, la masure étant bâtie sur ses terres, elle lui appartenait. Si Sidonie l’avait tenté, il en serait allé différemment, du moins jusqu’à ce qu’il se lasse d’elle. D’ailleurs, elle ne l’ignorait pas plus qu’elle ne s’en offusquait.
Ayant terminé son histoire, Sidonie était demeurée là, impavide, le regard perdu au loin, n’attendant aucun commentaire, aucune parole de réconfort de la part de cet homme assis à côté d’elle, dont elle avait remarqué la belle allure et les vêtements luxueux, s’étonnant juste qu’il lui parle.
Hardouin n’avait pas su d’où lui venaient les mots sortis de sa gorge lorsqu’il s’était redressé :
— Es-tu travailleuse ? Puis-je être assuré que tu ne voleras pas ?
— J’as jamais volé, sauf pour manger, répéta-t-elle, sèche. Pour le travail, j’suis lavandière depuis mes six ans, du moins quand j’trouve du labeur.
— Bien. Suis-moi, on devrait t’occuper à quelque chose.
— Et moi, messire, et moi ? avait geint le mendiant repoussé plus tôt et qui n’avait pas
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