Le Brasier de Justice
releva et salua cérémonieusement le cavalier qui sautait à bas de sa monture :
— Messire grand bailli d’épée.
Adelin d’Estrevers inclina la tête en réponse. Comme à chacune de leurs rares rencontres, un malaise diffus envahit Arnaud de Tisans. L’inflexibilité qui se lisait dans le visage en lame de couteau, dans les yeux d’un bleu presque blanc du grand bailli n’engageait aucunement à la cordialité, ni même à la confiance. Tisans songea qu’il ne savait presque rien de cet homme, assez puissant pour le remplacer du jour au lendemain, à l’instar d’un serviteur de maison. Le monde d’Estrevers se limitait au service du roi, son unique maître. Un maître qu’il ne connaissait sans doute qu’au travers de quelques messages, rédigés par M. Guillaume de Nogaret*, le plus influent conseiller du souverain, ou par Mgr de Valois.
— Où en sommes-nous, Tisans ?
— Ma mission n’est guère aisée, messire… commença le sous-bailli, avant d’être interrompu par un péremptoire :
— En cas contraire, quel besoin aurais-je de vous ?
— De juste. Je pense avoir trouvé le… l’involontaire comparse pour m’aider à la bien mener… toutefois…
— Combien exige-t-il ? L’argent importe peu.
— Malheureusement, il est fort riche et ne s’achète pas, du moins contre rémunération, aussi grasse soit-elle.
— Un fol ! Ne nous manquait qu’un insolite 1 ! Que veut-il, alors ?
— La vérité.
Adelin d’Estrevers le considéra comme s’il venait de proférer une énormité.
— La vérité ? Qu’elle est plaisante, celle-là ! ironisa-t-il. N’en existerait-il qu’une ? Le propre de la vérité est de s’écrire et de se réécrire ! La vérité sur quoi ?
— Des affaires classées, dont il exige les carnets de procès afin de les élucider.
— Des gens… importants ?
— Pas à ce que j’ai cru comprendre.
— Ah, les autres ! rétorqua M. d’Estrevers d’un ton de mépris. Eh bien, offrez-lui son biberon 2 ! Il ne nous en coûtera rien.
— Me transformant par là même en brise-scellés 3 , messire, résuma Tisans.
— Rien ne s’obtient sans peine, mon ami, conclut le grand bailli d’épée en écartant d’un petit geste impatient une remarque qu’il jugeait superflue. Qui est cet homme si désireux de vérité ? se gaussa-t-il.
— Messire Justice de Mortagne.
Adelin d’Estrevers pouffa désagréablement :
— Dieu du ciel ! Votre bourreau ! J’espère qu’il ne s’agit pas d’une brute épaisse à cervelle d’alouette ! Il nous faut progresser avec grande prudence. N’oubliez pas qui nous servons.
— Monseigneur Charles de Valois, compléta Arnaud de Tisans.
— Moins son nom sera prononcé, mieux nous nous porterons. Cela étant, qui dit M. de Valois sous-entend le roi en personne. Vous savez la tendresse que celui-ci éprouve pour son unique frère germain 4 .
— En effet. Avec tout le respect que je dois à ce haut personnage et à vous-même, j’avoue ne point saisir l’intérêt de Monseigneur de Valois dans cette affaire, d’autant que sa fille de treize ans est mariée depuis ses cinq ans au petit-fils de Jean II de Bretagne, auquel appartient la seigneurie de Nogent-le-Rotrou.
— Nous revient-il d’en discuter ? le toisa le grand bailli d’épée avant de concéder : l’intérêt en question a nom Catherine de Courtenay 5 , impératrice titulaire de Constantinople 6 et deuxième épouse de Monseigneur Charles. La meilleure amie de Mme de Courtenay n’est autre que la mère abbesse des Clairets*.
— Mme Constance de Gausbert ?
— Elle-même. Très belle noblesse, réputation de sainteté et, plus important encore pour nous, amie d’âme de l’épouse de M. de Valois, ainsi que je vous le disais. Mme de Gausbert a envoyé deux pressantes missives à Mme de Courtenay, lui décrivant les horreurs subies par les petits va-nu-pieds. En mots très durs, elle a souligné l’incompétence du bailli de Nogent-le-Rotrou, Guy de Trais. Pis : elle y est allée d’allusions sur… comment dire… sa… limpidité dans cette affaire, à défaut d’un terme plus approprié.
— Sa « limpidité » ? Mme de Gausbert ne soupçonne quand même pas que Guy de Trais soit… enfin… mêlé à ces monstruosités ?
Adelin d’Estrevers lui jeta un regard dépourvu d’émotion et rectifia :
— Non pas… toutefois, avouez que son… incurie laisse
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