Le cadavre Anglais
de l'esprit qui sautille sans but précis ou bien la tangente volontairement empruntée par un esprit sagace que les images et les idées inspiraient.
— Et où les castrats nous conduisent-ils ? Vers quelle comète ?
Un regard mi-ironique mi-accablé le fixait.
— Que les joyaux, les fleurs et la pourpre attirent tous les regards, alors l'éclatant préserve l'humble secret. Entendez-vous cela ?
Faute de réponse le vieux magistrat s'agitait.
— Allons, allons ! dit-il d'une voix pressante et agacée, reprenez-vous. Ne sentez-vous pas que tout vous pousse à ordonner votre action ? Voilà qu'on vous jette, avec la complicité innocente de la reine, dans une affaire que tout autre que vous serait capable de résoudre. On vous fait avaler la chose en tirant sur la bride là où cela est sensible. Ah ! la belle affaire. Vous connaissant, fidèle serviteur du trône, on sait comment vous appâter. Silencieux détenteur des secrets du pouvoir, avouez donc n'être point flatté de ce choix. Et Sartine qui sait toujours tout se garde bien d'évoquer l'affaire autrement grave sur laquelle vous enquêtez. À juste titre vous vous en étonnez. Tirez-en maintenant hardiment les conclusions. Ne dardez pas votre regard sur le seul cas pour lequel vous êtes mandaté : derrière le rideau de cette enquête-là, poursuivez en secret vos investigations sur cette mort mystérieuse. Voilà une victime tuée deux fois, une étrange incarcération dans un lieu peu conforme, des indices multipliés, des fumées répandues à plaisir pour vous égarer, et vous ne suspecteriez pas derrière tout cela une bonne et belle affaire d'État ? Oh, certes, vous, l'homme des enquêtes extraordinaires, vous pourriez décider d'abandonner la voie ! Éclatez mes justes regrets 61 . Je ne crois pas que vous soyez de cette trempe-là. Alors : Éclatez, fières trompettes, la lala lala la laaaa 62 .
Et Noblecourt, dans son élan, piqua d'une main rapace un énorme morceau de cédrat confit qu'il avala goulûment sous le regard accablé de Cyrus qui en avait, depuis un moment, sournoisement approché la patte.
Nicolas demeurait songeur.
— Y a-t-il quelque chose encore qui vous tracasse ?
— Louis a revu sa mère cette nuit. Elle est de passage à Paris ; elle l'a prié de n'en rien dire.
— Et cependant, il vous a révélé la chose ?
— Oui… et je souhaite la revoir.
— Présentée ainsi, la chose ne supportera nul conseil pour vous en dissuader. Méfiez-vous cependant. Il ne faut jamais approcher l'étoupe d'une braise mal éteinte.
— Vous savez dans quelles conditions à Versailles, la dernière fois…
— Je sais et cela explique ceci. Que la nuit vous porte conseil.
Mardi 11 février 1777
S'étant levé fort tôt, Nicolas plongea dans l'obscurité glacée de la rue Montmartre. La froideur redoublait et pourtant il décida de gagner à pied la rue du Bac par le Pont-Neuf et les quais de la rive gauche. Antoinette Godelet – la Satin – avait cédé sa boutique de mode à un couple de merciers, mais s'était réservé la jouissance d'un petit entresol, conservé depuis qu'elle vivait à Londres. Arrivé sur les lieux, il passa sans hésitation devant un portier méfiant que son allure et son air décidé dissuadèrent de s'enquérir sur sa destination. Une fois gravi le demi-étage, il s'arrêta un moment, soudain saisi de scrupules. Avait-il raison de venir troubler la quiétude d'Antoinette et de faire irruption dans une vie qui désormais s'était organisée sans lui et dans un éloignement choisi sinon voulu ? Et pourtant le souci le taraudait de ne point demeurer sur son absurde et méprisable attitude lors de leur ultime rencontre. Il se persuada que la démarche d'un père justifiait tout et c'est le cœur plus serein qu'il souleva le marteau de la porte. Après un long moment, qui lui parut une éternité, la porte s'entrouvrit sur le visage d'Antoinette. Elle porta la main à sa bouche, étouffant un cri, recula et jeta un regard derrière elle, comme cherchant une voie pour s'enfuir. Puis elle se mit à pleurer ce qui porta le comble à la confusion de Nicolas. L'émotion qui s'emparait de lui ne l'empêcha pas de remarquer qu'une masse de papiers achevait de se consumer dans la cheminée. Maintenant elle le saisissait convulsivement et il sentait battre son cœur. Il revit un oiseau prisonnier, cette hirondelle égarée dans sa chambre à Guérande qu'il avait longtemps tenue toute
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