Le cadavre Anglais
traversière, en silence majeur ! Et quelle attentive assistance !
— Mon cher, ne raillez point, ce sont là mes exercices du soir. La marche vers la perfection jamais atteinte est un long calvaire. Vous savez qu'en plus du doigté, les sons se forment par la longueur vibrante de la colonne d'air, là, évidemment, je n'insiste pas ! Ajoutez à cela le pincement plus ou moins serré des lèvres et l'orientation de l'attaque sur l'arête de l'embouchure, et la partition à déchiffrer… Il faut avoir trois têtes, comme Cerbère !
— Et cet air ? Celui dont j'ai deviné le silence…
— Oh ! L'Étrenne d'Iris de Naudot 59 , une chanson de la très vénérable confrérie des Maçons libres.
Il démontait avec précaution son instrument avant d'en coucher les éléments avec tendresse sur le velours de son étui.
— Ah ! Le marguillier de Saint-Eustache se complaît aux fantaisies des loges !
— C'est ainsi, monsieur le Breton dévot. Il me semble me souvenir que jadis on vous crut affilié…
— Certes ! Rumeurs qui expliquaient trop aisément aux yeux des envieux la protection de M. de Sartine et ma surprenante carrière.
Catherine parut avec, sur un plateau d'argent, plusieurs assiettes, un petit pain et un pichet d'étain.
— Nicolas, je t'ai mis du cidre. Le nouveau commence à se trouver.
Sous le regard envieux de son hôte, Nicolas attaqua son souper. Mouchette sauta sur le bras du fauteuil et appuya ses deux pattes sur le bras gauche de son maître, la mine quémandeuse.
— Considérez la pantomime ! dit Nicolas. Est-elle comédienne, cette coquine ? Ai-je la mine d'un appui-chat ?
Sa première fringale apaisée, Nicolas conta sa journée à Noblecourt, avec une parenthèse pour tout ce qui touchait Aimée d'Arranet. Il fut écouté avec attention, encore que le procureur ne laissât pas de jeter des regards concupiscents sur les mets étalés. En dépit d'un froncement de sourcils du commissaire, il parvint à porter à ses lèvres une pâte de coing. Puis il se plongea dans un long silence avec de petits mouvements des yeux et des murmures inintelligibles. Soudain, il sortit de dessous son séant un exemplaire froissé du Journal de Paris 60 .
— On vient, dit Noblecourt sortant de son mutisme, d'en retrancher la chronique judiciaire. Un numéro a été censuré.
— Je sais cela. Le Parlement s'est plaint et avec lui le lieutenant criminel. Au lieu de publier comme à l'accoutumée le texte de l'arrêt d'une condamnation à la peine capitale, la feuille aurait rapporté des paroles du condamné avec force détails qui reprendraient la teneur des minutes secrètes de l'instruction. De quoi, paraît-il, émouvoir le peuple !
— Reste que la sentence a été exécutée. L'affaire serait autrement de conséquence si les minutes en question avaient été révélées avant le prononcé.
— Le Journal n'avait sans doute comme souci que de présenter la chose sous une forme comprise par tous.
— Louable intention, encore que ceux qui le lisent appartiennent sans conteste à la partie la plus éclairée de l'opinion.
— Serait-il pourtant mal à propos de revêtir les arrêts criminels des charmes de l'éloquence et de les rendre ainsi précieux, et par conséquent respectables, à une multitude effarée devant le langage sec et barbare que la justice s'emploie à emprunter ?
— Sans doute. Encore qu'en dévoilant une part de ses mystères, c'est leur mise en cause et leur discussion sur la place publique qu'on favoriserait ainsi !
M. de Noblecourt ferma les yeux, Nicolas le crut assoupi. Il avait du mal à suivre les méandres de sa réflexion.
— Cher Nicolas, quand j'avais vingt ans, mon père m'envoya en Europe faire le grand tour . À Naples, j'assistai aux débuts du castrat Farinelli dans Angelica du compositeur Porpora. C'était, je crois, en 1720. Vous n'imaginez pas la splendeur des tenues de scène de ces chanteurs… Robes en brocarts, flots de soie mordorée, talons hauts, coiffures vertigineuses. Je l'ai revu plus tard, à Milan en 1726, lors de mon second voyage en Italie. On ne voyait que lui sur scène ; plus rien n'existait. Sa splendeur éclipsait toute chose autour de lui. Et quel registre !
Nicolas continuait à s'interroger sur les voies obliques suivies par Noblecourt. Le piège se refermait chaque fois que son propos s'égarait dans des directions inattendues. Il ne parvenait pas à démêler s'il s'agissait du vagabondage
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