Le cadavre Anglais
four pour prendre couleur.
— Et la sauce si appropriée que j'ai trouvée fiérotte et relevée ?
Elle jeta un regard adorateur sur Semacgus.
— C'est le vieil homme qui en est l'ordonnateur. À lui de vous la révéler.
— Je ne me pique que de haut goût. Seulement des échalotes revenues dans le beurre, poivrées et salées. Je mouille du jus de trois oranges d'Espagne. Je laisse réduire et je ranime d'une poignée de moelle pochée au bouillon, qui liera le tout en velouté !
— Bravissimo ! dit Nicolas transporté. Cela humecte la crépinette, et l'acidité poivrée exalte la ferveur du plat. Voilà qui s'appelle joliment manger !
— Il faut, dit Semacgus, modeste, sacrifier à un art dont l'exercice est plus que nécessaire aux besoins et aux plaisirs de la vie.
L'arrivée du plat de macaronis avec sa viande hachée, ses champignons, son coulis et son parmesan épandu, calma un temps les conversations qui reprirent au dessert. Tandis que les femmes parlaient des parures à la mode, les deux amis abordaient les nouvelles du moment.
— Les règles de la discipline imposées par le ministre de la guerre mortifient la troupe et les officiers, constatait Semacgus. Le comte de Saint-Germain est par trop imbu des traditions prussiennes.
— Et pour cause ! Il a servi l'électeur palatin, la Bavière et a commandé en chef l'armée danoise en tant que feld-maréchal.
— Il s'obstine à réduire tout à des principes généraux au regard desquels les hommes ne sont que des pantins animés. Avez-vous lu la requête des soldats de la reine et Les lettres du grenadier du régiment de Champagne ?
— Non, ma foi.
— C'est éloquent, avec un peu trop de F… et de B…, sans doute pour maintenir le ragoût militaire.
— … Cela dénonce les coups du plat de sabre des règlements de la nouvelle discipline, la conduite en procession des soldats à la messe, les écoles militaires à la discrétion des moines 115 , les interdictions oiseuses faites aux officiers, la suppression des grenadiers à cheval, des timbales aux cavaliers et des tambours aux dragons ; et j'en passe et des meilleures ! Encore que le fait de dépouiller les charges militaires de leur vénalité me semble de bon aloi. Ce n'est que le constat de l'impéritie de la noblesse de cour. Bigre, je vais me mettre à dos les marquis !
— Mon père l'aurait sans doute souhaité, mais je ne suis point soldat. Et ma charge de commissaire, le feu roi me l'a offerte. En ces matières tout dépend de l'intelligence mesurée des applications. La marge est grande entre les limites extrêmes… Voyez le dernier conseil de guerre à Lille. Il a cassé des officiers du Royal-Comtois dressés contre leur colonel et leur major, accusés d'excéder en sévérité. Reste que les jeunes gens qui ont remplacé les cassés se sont fait un point d'honneur de regarder d'un mauvais œil ceux qu'ils nomment les rétractés pour avoir désavoué comme calomnieux le mémoire adressé au ministre. Ces étourdis ont fait schisme et, malgré remontrances et infractions, ont persisté à les dauber par des procédés malhonnêtes portés jusqu'aux insultes. Des duels ont failli éclater !
— « Les daubeurs ont leur tour d'une ou l'autre manière » 116 . Et je sais de source sûre qu'ils ont été aussi cassés. Mais quel désordre ! Le comte de Cheneau, leur major, a préféré donner sa démission pour n'avoir point la douleur d'aller signifier à ces étourneaux les ordres du roi.
— La réforme sera toujours en horreur à ceux qui vivent d'abus.
— Vous voilà bien « Bourdeau » , il me semble, mais vous avez raison. Sans la vertu, la véritable réforme n'est qu'un changement d'abus. Et dans ce pays-ci les mesures bonnes ou mauvaises le sont toujours au regard d'une vanité ou d'un honneur mal placés.
— Encore que je comprenne qu'un vieux soldat, briscard des batailles, répugne à se voir frappé du plat du sabre. Il supporterait toute autre punition, mais celle-là ! Pensez ! Sur des cicatrices de blessures reçues au service du roi.
— Et que dire de l'interdiction faite aux généraux de recevoir plus de vingt-quatre officiers à leur table et aux capitaines de donner des bals dans les foyers de garnison ? C'est du Frédéric II au petit pied.
— Atteinte à l'amour-propre. On ne mène pas les Français par ces vexations-là ! Elles insultent la haute idée que ce peuple a de lui-même.
La
Weitere Kostenlose Bücher