Le camp des femmes
lépreux.
— L’écorce ?
— Elle se détache en plaques. Une gigantesque pelade. J’ai l’impression que tous sont touchés.
La jeune aveugle – elle n’a pas vingt-cinq ans – trébuche. Hélène Rabinatt accentue la pression de sa main sur le coude de l’infirme. Un garde hurle quelque chose. Peut-être « plus vite » !
L’aveugle sourit.
— C’est donc ici la fin ?
— La fin ?
— Ravensbrück, c’est la fin du voyage. La fin tout court. Simplement. Peut-être vous, qui êtes mieux armée pour vous défendre, arriverez-vous à tenir. Moi je suis condamnée… mes yeux… Nous n’avons pas changé de route ?
— Je ne pense pas.
— Alors c’est bien Ravensbrück ! À Strasbourg on m’a parlé de ce camp. On m’en a parlé presque religieusement… avec angoisse et tout ce que l’on m’a raconté était si différent des suppositions, des bruits de couloir que les femmes entretenaient à Romainville. J’ai compris que ce que l’on m’avait dit était vrai lorsque vous m’avez présenté les sapins. Mon gardien de Strasbourg avait dit : « À Ravensbrück, même les sapins se meurent. »
— Mais c’est quoi Ravensbrück ? Un camp ? Comme tant d’autres ?
— Un camp, oui ! Le camp des femmes. Le camp de toutes les femmes que l’Allemagne veut éliminer. Ravensbrück c’est l’oubli. À Strasbourg, il m’a dit : « Surtout, surtout vous, une aveugle, essayez d’échapper à Ravensbrück. Là-bas, une prisonnière ne peut espérer vivre plus de trois ou quatre mois. » Il m’a parlé aussi des corbeaux. Vous voyez des corbeaux ?
— Oui il y a des corbeaux.
— Des corbeaux sales ? Gris ? Les corbeaux de Ravensbrück sont comme les arbres : sans élégance… malades. Ravensbrück, cela veut dire : « le pont des corbeaux » ou « la source des corbeaux ». Il paraît que tous les corbeaux de la région, lorsqu’ils sentent qu’ils vont mourir, choisissent ces forêts. Nous sommes les corbeaux morts de Ravensbrück.
*
* *
Dans la province du Mecklemburg, à quatre-vingts kilomètres au nord de Berlin, un glacis de lacs environné de terres marécageuses. Dunes et « plages » de sable blanc, bourbiers châtaigne, îlots de bouleaux cendrés, clairières ouvertes au début du siècle par des sectes naturalistes (viii) . Vent. Neige. Les provinciaux revêches de Fürstenberg adorent leur petite Sibérie et Jérôme Klorst, « chansonnier » du début du siècle, immortalisa cette désolation dans un poème de sept cent cinquante vers :
— Oh ma forêt, ma douce Sibérie…
Heinrich Himmler, très proche des naturalistes, « campa » plusieurs fois dans cette région des lacs et acheta en 1936 un vaste terrain au lieudit : Ravensbrück. Les enquêteurs et les historiens n’ont jamais retrouvé les titres de propriété du Reichsführer S.S. et il est probable qu’il se contenta de « faire acquérir » par l’administration centrale des camps de concentration plusieurs hectares, parfaitement desservis (rail et route) et voisins d’un camp d’entraînement de jeunes recrues, en prévision « de ce que pourrait devenir cette terre ingrate ».
Le 17 septembre 1938, une vingtaine de « droit-commun » allemands de Sachsenhausen Oranienburg, dirigés par un lieutenant S.S., Ernst Kögel, débarquent en gare de Fürstenberg. Ludwig Diederich, condamné à trente ans de travaux forcés pour avoir détourné plusieurs millions de marks de la caisse d’une entreprise de travaux publics de Berlin sera le chef de ce nouveau chantier. Kögel, commandant en titre, n’a que trois mois pour réaliser le projet de l’administration centrale : « Un camp de rééducation pouvant abriter de cinq à six mille prisonniers. » Il apprendra, seulement quinze jours avant l’arrivée du premier convoi, que Ravensbrück est destiné à regrouper toutes les femmes détenues dans les prisons allemandes.
Pour élever seize baraques autour d’une place d’appel, les miradors, la double ceinture électrifiée, et les bâtiments administratifs, Diederich réclame régulièrement des renforts. Oranienburg détachera en deux mois six cents « spécialistes » à Ravensbrück. Ravensbrück, cet « enfant chéri » de Himmler – qu’il visitera, d’après son secrétaire, « au moins quinze fois » pendant la période de travaux – doit être le pendant d’Oranienburg, camp modèle pour hommes.
Le 13 mai 1939, le
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