Le camp des femmes
de frotter ses chaussures contre les pieds des escabeaux, ceci pour éviter d’éventuelles taches de cirage. Le secret des tables « encaustiquées » me fut livré : avec le bord pointu du manche d’une brosse à chaussures, on pressait la surface centimètre par centimètre, pour la rendre reluisante !!! Les carreaux brillaient et le plancher était d’un blanc immaculé, on le lessivait tous les jours à genoux.
— Mais les dortoirs, avec leurs 140 lits, étaient la grande attraction. Des paillasses absolument plates, des couvertures tirées au cordeau, pliées suivant la dimension des damiers des taies – afin qu’ils aient tous la même largeur – les damiers de la literie étaient comptés, un oreiller pareil à l’autre, telles des caisses en bois, aux angles pointus. Sur la porte du dortoir il y avait un plan bien tracé de tous les lits avec indication des numéros des détenues, ainsi la « Blockowa » pouvait facilement repérer celle dont le lit était mal fait.
Quant au travail – exténuant et inutile – il consiste en général, huit heures par jour, à transporter le sable d’une dune sur une autre dune. La première dune effacée est reconstituée à l’aide du sable de la seconde…
— Le travail pour le travail.
— Plaisir !
« Plaisir » également pour la « récipiendaire » : l’application des peines. Cinq, dix, vingt ou vingt-cinq coups de matraque sur les fesses. Châtiment corporel infligé obligatoirement en présence d’un médecin et d’une infirmière. Les Bibelforscher, sectateurs de la Bible, objecteurs de conscience, sont les habitués de ces séances publiques.
— Elles (xii) avaient construit le camp plusieurs années auparavant. Elles figuraient parmi les premières victimes du régime nazi : victimes à l’âme simple, cuirassées dans une foi fanatique, aux traits durcis, aux larges mains de paysannes solides, évoquant par leurs attitudes gauches je ne sais quelles statues primitives. Leur groupe était composé en partie d’Allemandes et de Polonaises appartenant à une secte dissidente du protestantisme : elles voyaient en Hitler l’Antéchrist annoncé par l’Apocalypse. On les avait arrêtées par milliers à l’avènement du National-Socialisme, et force leur avait été d’ériger elles-mêmes la tombe de Ravensbrück : leurs mains s’étaient écorchées à élever les murs du camp et les villas de S.S. à l’extérieur de l’enceinte ; leurs pieds nus avaient saigné contre les graviers et les pierres. Elles mouraient par centaines chaque jour, en ce temps-là, tombant du haut des échafaudages d’où elles étaient parfois volontairement précipitées.
— Vint le jour où, leurs travaux étant terminés, elles furent parquées derrière les barbelés plantés par elles. Lorsque nous arrivâmes à Ravensbrück, elles n’étaient plus qu’une poignée de vieilles femmes ne se distinguant des autres prisonnières que par le triangle violet qu’elles portaient sur le bras droit ; le reste avait été massacré. Nous sûmes qu’elles avaient refusé toute aide à la production de guerre. Leur force d’inertie avait, à la longue, fléchi leurs bourreaux : parce qu’elles étaient scrupuleusement honnêtes on les avait mises alors aux postes de confiance du camp ; elles pouvaient aller et venir à leur aise et sortir de l’enceinte sans surveillance : l’idée ne leur venait pas de profiter de cette situation et de chercher à fuir. Certaines s’occupaient de la basse-cour des S.S., d’autres devaient garder les enfants des Allemands. À maintes reprises le commandant leur avait promis de les libérer immédiatement si elles reniaient leur doctrine : elles avaient refusé en bloc.
— Elles faisaient souvent preuve d’initiatives malheureuses, prenant, à l’improviste, d’étranges déterminations, décidant, par exemple, de ne plus aller désormais à l’appel : rien ne pouvait alors les faire changer d’idées : je les ai vues se laisser traîner par les cheveux par les surveillantes S.S., tomber dans la neige plutôt que de céder, et y rester prostrées insensibles aux lanières qui s’abattaient sur elles. Devant cette obstination que rien ne pouvait vaincre, les gardiennes durent, à plusieurs reprises, les faire hisser sur des charrettes pour les conduire à l’appel. Il me semble encore entendre les hurlements des S.S. et les coups sourds des bâtons qui s’abaissent dans le
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