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Le camp des femmes

Le camp des femmes

Titel: Le camp des femmes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Christian Bernadac
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matin morbide. On les jette hors des charrettes, on lance sur elles les chiens furieux, mais elles ne bronchent pas et ne profèrent pas une plainte. Ces femmes dont l’héroïsme confine au surhumain me font penser à des arbres sur lesquels tombe la cognée…
    — Elles décidèrent un jour de ne plus porter leurs numéros matricules. Le commandant intima l’ordre de les faire « poser » (xiii) jusqu’à ce qu’elles se fussent soumises : elles ne fléchirent pas ; chaque matin nous les apercevions, en rang devant le bureau du commandant, comme figées dans leur entêtement volontaire. Les heures passaient, elles ne pouvaient presque plus tenir sur leurs jambes enflées. Je revois leurs bustes penchés en avant, leurs corps prêts à s’affaisser de lassitude. Elles restèrent ainsi debout environ une semaine ; nous ignorâmes la fin de l’histoire…

II
LA TACHE VERTE
    Hélène Rabinatt contracte les muscles de ses lèvres. Toutes les chairs du visage jauni retrouvent un peu de vie. Sous les boudins crevassés qui délimitent la bouche, les fibres des orbiculaires vibrent ; les papilles s’irritent et se gonflent au contact des dents. La langue soudée au voile du palais est brusquement secouée par des vagues de salive. Envahie, noyée, elle semble flotter entre deux eaux épaisses.
    Le nez pincé rosit avant de s’épanouir, narines dilatées :
    — Ce qui (xiv) me frappe bien plus que ces réflexes de ruminant, ce sont les tremblements qui semblent partir de mes orteils, agitent les jambes, le ventre (le gargouillis des intestins est tragiquement grotesque dans un camp), secouent les bras… l’ensemble du corps, alors que la tête, immobile, légèrement penchée sur l’épaule droite, appartient déjà au rêve qu’elle vient de rencontrer.
    Hélène Rabinatt est grande. Grande, maigre, voûtée. De larges tranches de peau froissée battent sa poitrine, le bas de ses reins. Les yeux marrons, enfouis, délavés par le froid et les larmes, ne sont plus que deux petits boutons ahuris. Depuis près de deux mois Hélène Rabinatt ne se lave plus. Elle a, comme disent ses « camarades » : « renoncé », et il n’y a pas loin de ce renoncement au dernier stade de la déchéance : la « musulmanisation ». Cet abandon l’a-t-elle voulu, souhaité ? Ce qu’elle sait : tout simplement un matin elle n’a pas trempé ses mains dans la cuvette. Et voilà ! Un matin. Des matins. Demain peut-être ! Mais demain elle sera morte… alors qu’importe cette toilette de chat ; l’hygiène, leur diabolique, stupide, inutile hygiène germanique. Les autres ont dit : ,
    — Secoue-toi. Réagis. Tu es sur la mauvaise pente.
    Elle a répondu :
    — Je suis fatiguée. J’ai faim. Je n’en peux plus. J’ai trente-trois ans, je suis une vieille. Et les vieilles au camp…
    Une marquise stupide et grasse a tranché :
    — Trente-trois ans ? C’est jeune, c’est l’âge que le Christ a choisi pour s’accomplir.
    Une fille de salle a dit :
    — Ta gueule paumée…
    Hélène Rabinatt s’est coulée sous la couverture humide et elle a pleuré. Peut-être ce soir-là, marquise et fille de salle auraient pu sauver la « Suissesse ». Il suffisait d’un peu d’amour, d’une main posée sur la nuque, d’une phrase ou d’une minuscule tranche de pain récupérée par la « solidarité ». Seule. Seule dans ce vacarme. Les cris de la marquise, les injures de la fille de salle. Seule dans ce froid de décembre. Seule au milieu de la multitude de l’appel, des cohues. Seule dans cette humanité de solitude, dans cette tribu primitive recréée par un « ethnologue de génie ».
    Le matin elle pleurait.
    D’autres matins.
    Et ce matin : le dernier matin…
    — Les tremblements (xv) se résorbent. Je suis figée, plantée en terre. Enfermée dans un halo. Au-delà de ce cercle, le néant… Peut-être quelques silhouettes. Un brouillard. C’est tout ! Mais ici, de mes pieds nus à la pointe effilochée du fichu, prisonniers du cercle : tout le silence du monde, toute la lumière du monde. Mes yeux saisissent cette vie oubliée depuis de si longues semaines. Pas de neige. Il devrait pourtant y avoir de la neige en décembre ! Je sais qu’elle était là avant ma crise. Une neige sale, couleur de boue aux paillettes de cendre. Pas de neige. Sommes-nous vraiment en décembre ? Des gouttes de sueur à la racine des cheveux. « Ma fille tu deviens folle ! » La terre

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