Le camp des femmes
signer ma déclaration et à cet instant l’officier ouvrit un tiroir, me regarda et me dit : « Madame Fabius n’est-ce pas ? » Mon signalement était sans doute donné à tous les postes de gendarmerie et je ne sais encore pas à quoi correspondait là mise en scène de ma déclaration signée. Un coup de téléphone en allemand fut la suite de cet interrogatoire. Je fus remise en cellule et j’eus deux heures pour mesurer mon effondrement total… Je crois encore maintenant que ce furent les deux heures les plus dramatiquement tristes de toute ma détention. J’avais côtoyé de trop près le succès de mon entreprise.
Deux heures plus tard, apparurent, en effet, le commandant du camp de Ravensbrück accompagné de la célèbre Oberaufseherin Binz et de deux soldats, baïonnette au canon.
À coups de baïonnette dans le dos, je fus poussée dans une voiture décapotée entre les deux S.S., le commandant conduisant et Binz à côté de lui, fumant, riant et l’embrassant. Nous mîmes moins de deux heures pour refaire la route que j’avais arpentée en trois jours et je me retrouvais au camp où je fus d’abord condamnée à cinquante coups de schlague, puis à dix jours de bunker, nue, sans lit, sans couverture et sans nourriture…
À ma sortie du bunker, je passai « en jugement » devant le commandant du camp, quelques officiers supérieurs, Binz et la Super-Schwester Martha qui servait d’interprète. Je fus condamnée très arbitrairement, une fois encore, au strafblock (block correspondant au bagne) jusqu’à la fin des hostilités et à porter, cousu au milieu du dos et sur la poitrine, un rond rouge, afin de me signaler à toutes les autorités du camp comme prisonnière à surveiller tout particulièrement.
Mon « retour à la vie » dans cette affreuse atmosphère de bagne, privée de mes camarades de block avec lesquelles j’avais noué des rapports de vraie et rare amitié (amitié toujours aussi vive maintenant avec celles que les derniers mois de déportation et les années ont encore épargnées) fut très dur, mais les actes de solidarité, d’amitié, les secours moraux furent vrais et profonds…
Je fus de toutes les corvées, les plus rudes et les plus pénibles, construction de routes, ramassage des excréments du camp, ramassage des corps pour les amener au crématoire, nettoyage des tinettes dans les blocks de typhus…
Et pourtant, malgré les vingt-cinq ans passés, je crois que c’est avec la même émotion que je pense souvent à certains gestes, à certains actes qui furent des dons d’amour, au milieu de tant de mesquinerie, tant de bassesse, que la promiscuité permanente rendait plus intolérable.
Quelle importance revêtait alors un geste comme celui d’une petite ouvrière d’usine qui, lors d’un kommando de construction de route près de Fürstenberg, me dit, me voyant manier la pioche avec une incompétence sans doute risible : « Fais semblant de travailler et laisse-moi ton boulot, tu sais, moi je me lève toujours à cinq heures pour aller à l’usine, alors que ce soit ici, ou ailleurs, c’est un peu plus dur ici, mais j’ai quand même certainement plus l’habitude que toi. »
Je pense aussi à « Kiki » et à M me Michel, de Marseille, qui faisaient des ménages de blockowa et trouvaient toujours le moyen de me glisser un petit supplément… et Micheline de H., jeune prisonnière belge, mère de quatre enfants, qui recevait des colis alors que j’étais condamnée à ne pas en avoir et qui, à chaque arrivée, glissait sous mon oreiller une petite boîte de conserves…
et T. de F. arrêtée à Bordeaux qui, après des semaines sans colis, en reçut un, un beau matin, et attendit jusqu’à 19 heures que je sois revenue d’un kommando de l’extérieur pour me permettre de l’ouvrir avec elle, sachant le plaisir que j’en aurais et reculant la joie qu’elle espérait de trouver, enfouies dans un ourlet de jupe, des nouvelles des siens…
et P. de R., allemande anti-nazie, arrêtée à Paris, interprète au Bureau Politique du camp qui parvenait à nous faire connaître, de par sa situation auprès des dirigeants, toutes les nouvelles qui remontaient notre moral et nous permettaient de continuer à attendre la fin du calvaire…
et Suzanne S. de Nice qui ne se « planquait » jamais pour qu’une autre ne soit pas désignée pour la remplacer au travail…
et Marie M., de Paris, qui, au moment de mourir, ayant toujours
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