Le cercle de Dante
d’affreuses plaques de chair rongée sur toutes les parties laissées à l’air libre. Quant à l’horrible renflement à l’arrière du crâne, pourtant nettoyé, il donnait l’impression de palpiter encore. Les narines du juge n’en formaient plus qu’une, et ses aisselles avaient disparu. Sans dentier, le visage pendait comme un accordéon mort. Mais plus humiliante encore que la présence des vers, plus pitoyable que le délabrement des chairs, était la nudité de ce corps. Un cadavre, dit-on parfois, ressemble à un radis fourchu à la tête étrangement ciselée. Le juge Healey possédait un de ces corps que personne, hormis l’épouse, n’est censé voir dévêtu.
Confronté à ce spectacle dans l’air glacé et vicié de la salle d’autopsie, Ednah Healey comprit dans l’instant le sens du mot veuve et la jalousie impie qu’engendre cet état. D’un vif mouvement du bras, elle s’empara d’un sécateur posé sur l’étagère et le brandit à toute volée. À la vue de cette lame plus affûtée qu’un rasoir, Kurtz fit un bond en arrière, se rappelant le vase. Un juron s’échappa des lèvres du médecin légiste qu’il avait percuté.
Agenouillée dans cette salle exiguë, ses jupes volumineuses remplissant tout l’espace, Ednah, d’un coup sec mais tendre, trancha une mèche de cheveux sur la tête de son époux. Serrant une lame aiguisée dans sa main gantée de dentelle, pressant contre son cœur une relique dérobée, la délicate créature s’abandonne au chagrin devant le corps pourpre et glacé.
« Ma parole, je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi rongé par les vers ! énonça Kurtz d’une voix mal assurée quand ses hommes eurent escorté M me Healey hors de la maison des morts.
— Par des larves », le reprit Barnicoat avec un large sourire en ramassant par terre un de ces haricots blancs.
C’était un homme à la tête petite et informe, que perforaient cruellement des yeux de langoustine. Ses narines bourrées de coton avaient le double de leur volume habituel. Sur sa large paume, l’asticot se mit à se tortiller jusqu’à ce qu’il le lançât dans l’incinérateur où il se raidit enfin, carbonisé, et partit en fumée.
« En général, les cadavres ne sont pas laissés à pourrir au beau milieu d’un champ. On rencontre plus souvent ce genre de foule ailée sur les carcasses de mouton ou de chèvres que sur un juge suprême. »
Le fait est qu’une telle prolifération de larves à l’intérieur d’un corps après seulement quatre jours à l’air libre étonnait Barnicoat, mais il n’était pas assez savant pour oser faire état de cette anomalie. Les coroners étaient nommés par les autorités en place. Aucune connaissance particulière en matière de médecine ou de science n’était nécessaire pour occuper ce poste, uniquement l’aptitude à supporter le voisinage des cadavres.
« La femme de chambre qui a rapporté le corps dans la maison a essayé de retirer les insectes de la blessure…, expliqua Kurtz. Elle croit avoir… Je n’ose le dire… je ne sais comment… »
D’un petit toussotement, Barnicoat lui signifia de poursuivre.
« Voilà, elle a entendu le juge Healey gémir avant de mourir. Elle l’affirme, monsieur Barnicoat.
— Allons donc ! s’exclama le coroner avec un rire enjoué. Les larves de mouches bleues ne peuvent vivre que sur de la chair morte, monsieur le chef de la police. »
Et d’expliquer que les femelles pondaient leurs œufs sur du bétail blessé ou de la viande avariée et que les larves ne se nourrissaient que des chairs déjà putréfiées, ce qui ne causait pas grand mal au blessé incapable de s’en défaire pour une raison ou pour une autre.
« La plaie à la tête semble avoir doublé de circonférence, poursuivit-il, pour ne pas dire triplé. Cela signifie que tous les tissus étaient morts. Autrement dit : le juge suprême était bel et bien achevé au moment où les insectes s’en sont régalés.
— La mort aurait donc été causée par ce coup à la tête ?
— Oh, très vraisemblablement, monsieur le chef de la police. Un coup assez fort pour lui faire cracher ses dents. Il a été retrouvé dans le jardin, dites-vous ? »
Kurtz hocha la tête. Barnicoat émit alors l’hypothèse que le meurtre n’était pas prémédité. Une agression visant à tuer eût été perpétrée au moyen d’instruments mieux à même de garantir le succès de l’entreprise,
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