Le cercle de Dante
situation…
— Non ! »
La main blême restait accrochée au manteau, immobile, prête à demeurer là tant que l’homme n’aurait pas entendu la fin de son discours.
« Non, monsieur le chef de la police ! Il ne s’agit pas d’entreprendre, il s’agit de mener à bien. D’aboutir. Jurez-le moi
Elle ne lui laissait guère le choix.
« Je jure que nous y arriverons, madame Healey. »
Il n’avait pas l’intention d’en dire plus, mais le doute qui martelait sa poitrine s’exprima malgré tout :
« D’une façon ou d’une autre. »
Dans son bureau, tassé sur l’étroite banquette placé e sous la fenêtre, J. T. Fields, l’éditeur des poètes, étudiait les chants sélectionnés par Longfellow pour la séance de ce soir. Un commis lui annonça une visite. Une mince silhouette emprisonnée dans un manteau de drap raide s’encadra dans la porte. Il reconnut en elle Augustus Manning. Le nouveau venu se glissa dans la pièce du pas incertain de l’homme qui ignore totalement comment il en est venu à se trouver là où il est – en l’occurrence, au second étage de la demeure de Tremont Street qui abritait depuis peu les bureaux de Ticknor et Fields.
« Ce nouvel endroit est simplement grandiose, monsieur Fields. Cependant, l’image qui me vient à l’esprit lorsque je pense a vous a pour décor l’Old Corner au temps ou vous n’étiez encore que second associé. Je vous revois, délivrant vos discours à la réunion des auteurs, blotti derrière le rideau vert. »
Cela faisait beau temps que Fields avait été promu associé principal. Depuis, il était même devenu l’éditeur le plus prospère d’Amérique. En souriant, il alla prendre place derrière son bureau et, d’un vif mouvement du pied, appuya sur la troisième des quatre sonnettes placées en ligne sous son fauteuil. Dans une salle éloignée, une clochette marquée d’un petit c fit sursauter un commis. Cette clochette-là signifiait que le patron devait être interrompu vingt-cinq minutes plus tard, la b dans dix minutes, la a dans cinq minutes seulement. Le Dr Augustus Manning se voyait octroyer aujourd’hui un c des plus généreux. Il est vrai que Ticknor et Fields était l’éditeur exclusif des textes officiels de Harvard, de tous les mémoires, brochures ou récits ayant trait à cet établissement, et que le visiteur était l’homme qui tenait les cordons de la bourse de l’université.
Ayant retiré son chapeau, Manning passa la main sur le ravin dénudé qui séparait ses deux torrents de cheveux mousseux.
« En ma qualité de trésorier de la Corporation de Harvard, dit-il, je me dois de vous faire part d’un problème potentiel récemment porté à notre attention, monsieur Fields. Vous comprenez qu’une maison d’édition engagée par notre université ne peut prétendre à une réputation autre qu’immaculée.
— J’ose affirmer qu’aucune maison n’est en mesure de rivaliser avec la nôtre sur ce point, docteur Manning. »
Celui-ci réunit en pointe ses doigts déformés et laissa échapper un long soupir grésillant ou peut-être une toux, Fields n’aurait su le dire.
« Monsieur Fields, nous avons entendu parler d’une œuvre littéraire que vous auriez le projet de publier dans la traduction de M. Longfellow. Nous chérissons bien sûr les années pendant lesquelles le professeur Longfellow a contribué à l’épanouissement de notre institution. Ses poèmes sont de tout premier plan, cela va sans dire. Pourtant, certaines choses nous sont revenues aux oreilles à propos de cette œuvre… du sujet qu’elle traite… Nous nous inquiétons que ce genre de fadaises… »
Fields posa sur le trésorier un regard glacial, auquel Manning répondit en anéantissant le petit clocher que formaient ses mains. Du talon, l’éditeur pressa sa quatrième sonnette, le signal d’urgence.
« Je n’ai pas besoin de vous rappeler, mon cher docteur Manning, combien la société apprécie les œuvres de mes poètes. Longfellow, Lowell, Holmes… »
L’éditeur citait le triumvirat pour faire valoir sa position.
« C’est précisément au nom de cette société que nous venons à vous, monsieur Fields. Vos auteurs sont pendus à vos basques. Prodiguez-leur de sages conseils. Si tel est votre souhait, ne leur mentionnez pas cet entretien, je ne le ferai pas non plus. Sachant combien vous tient à cœur l’estime qui entoure votre maison, je ne doute pas que vous prendrez en
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