Le Chant des sorcières tome 3
les attendait déjà à bord de son esquif.
Sans plus attendre, ils embarquèrent.
Jeanne avait caché ses ongles noircis dans ses manches, mal à l'aise soudain de sa crasse sous ces vêtements propres. S'il n'avait tenu qu'à elle, elle se serait volontiers lavée, mais elle savait que le temps leur était compté. Elle se contenta de se pencher par-dessus bord pour les rincer.
Aymar avait sorti une miche de pain, la lui tendit. Les yeux rivés sur ses souliers qui la meurtrissaient, elle s'efforça de mâcher lentement quand, réveillé, son estomac lui ordonnait de se bâfrer. Le vin la requinqua un peu. Parvenue sur l'autre rive, elle se sentait mieux.
Aymar avait remis une bourse rebondie à l'homme sitôt qu'il eut repoussé la barque à l'eau, la laissant dériver avec la vieille robe de Jeanne au fil du courant pour faire croire qu'elle s'y était noyée.
— Alors c'est entendu, l'ami. Tu quittes la région sur-le-champ.
— Et jamais n'y reviens.
L'instant d'après, il avait disparu.
— Et le cheval ? s'inquiéta Jeanne.
— Il est à l'abri des loups mais pas des hommes. Cela fait plusieurs fois que des maraudeurs volent le bois du pêcheur à la faveur de la nuit. Ils feront une bonne affaire, cette fois, et nous aussi.
Ce disant, il l'entraîna le long de la berge, la soutenant aux épaules pour l'aider à marcher. Il avait vu l'état de ses pieds couverts de vermine tandis qu'ils chevauchaient. Sa souffrance aussi, il l'avait anticipée.
Le coin était désert. Une autre rivière, plus petite, se jetait dans l'Isère à l'endroit où ils avaient accosté, formant un marécage foisonnant de gibier d'eau. Une belle frange de roseaux drainait l'onde pure. Aymar siffla deux coups brefs, un plus long. Surgissant de nulle part, un colosse, vêtu à la façon des maraîchers, apparut au milieu des tiges brunes. Il leur fit signe. Occupée à la douleur que lui arrachait chaque pas, Jeanne se laissa mener à lui sans rien demander.
— Fais le guet à dextre, souffla Aymar à Barbe, son homme de main.
À peine s'était-il éloigné que Jeanne découvrit cette petite boucle d'eau prisonnière des joncs, bassine naturelle masquée de tous. Une serviette propre et un pain de savon attendaient dans un panier. Un autre était chargé de fruits, de fromage et de pain. Enfin, sur un carré d'herbe, chemise, braies et sous-vêtements prenaient le soleil et l'odeur de l'été.
Des larmes piquèrent les yeux de Jeanne tandis qu'elle se tournait vers son sauveur.
— À partir de maintenant, nous n'avons plus rien à craindre. Prenez le temps qu'il vous faut.
Elle n'eut pas celui de le remercier. Déjà, il avait tourné les talons pour, lui aussi, se mettre en faction.
Deux heures plus tard, elle était une autre femme et l'appelait pour qu'il la rejoigne. Il lui oignit encore les orteils d'onguents, les banda précautionneusement, sans mot dire, heureux de la retrouver telle que par le passé, malgré son allure masculine, malgré l'affadissement de ses traits et quelques rides au coin des yeux. Elle allongea une main pour caresser une repousse de barbe sur sa joue, lui sourit.
— Vous sentez-vous prête à reprendre la route ? demanda-t-il avec sollicitude.
— Où me conduisez-vous ?
— Vous souvenez-vous de Louis II de Saluces ?
Elle fouilla sa mémoire.
— Un parent de Jacques, je crois… Ses terres sont dans le Piémont.
Elle porta la main à ses lèvres, effarée soudain.
— Oh ! mon Dieu ! Si loin…
— Il le faut, Jeanne.
Des larmes perlèrent à ses yeux.
— J'aurais tant aimé revoir mes enfants…
Elle les baissa avant d'ajouter.
— … le voir.
Aymar sortit une lettre de son pourpoint, la lui tendit.
— Lui aussi Jeanne, répondit-il, lui aussi.
À présent que la nuit descendait lentement derrière eux, serrée de nouveau contre Aymar de Grolée, Jeanne savait combien son époux l'avait pleurée des années durant avant de se remarier. Combien ses enfants faisaient sa fierté. Combien il espérait son retour. Combien enfin, il souffrait de n'être pas lui-même venu à sa rencontre.
Elle savait tout cela, mais à l'instant de s'en réjouir, les battements fous du cœur d'Aymar de Grolée contre elle activèrent son sang dans ses veines, l'obligeant à fermer les yeux de honte. Elle ne devrait pas, non, c'était impossible. Elle ne devrait pas éprouver autant de joie de cette promiscuité.
*
Marthe fulmina d'avoir été jouée. D'un geste
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