Le chant du départ
sergents, des capitaines un étonnement ironique. Qu’est-ce que ce général-là ? Artilleur. On le dit « mathématicien et rêveur », intrigant, général vendémiaire. Que sait-il faire ? Commander le feu de canons à mitraille qui tirent sur la foule ? Qu’il y vienne voir, sur le champ d’une vraie bataille !
Il s’arrête devant certains de ces hommes. Il les force à baisser les yeux. Ils sont ses inférieurs. Non pas seulement parce qu’il est le général en chef, mais parce que son esprit les contient, qu’ils sont des pièces de son projet, alors qu’il leur échappe. Ces hommes n’arrivent même pas à savoir qui il est, ce qu’il peut.
Ils sont inférieurs parce que c’est lui qui imagine le futur, lui qui décidera de ce qu’ils seront, morts ou vifs, selon qu’il choisira de les envoyer à l’assaut ou de les laisser l’arme au pied.
Comment peut-on vivre sans commander aux hommes ?
Il faudra que toute l’armée d’Italie baisse les yeux devant lui, obéisse.
Mais lorsqu’il descend de voiture, le 27 mars 1796, rue Saint-François-de-Paule, à Nice, les soldats en faction devant la maison Nieuwbourg où il doit loger ne le saluent même pas.
Napoléon s’immobilise.
La demeure est belle. L’escalier soutenu par des colonnes de marbre est clair. Des vitraux décorent de hautes fenêtres. Un officier s’approche, se présente, Napoléon le dévisage, répète son nom, « Lieutenant Joubert ». L’officier explique qu’il s’agit de l’une des maisons les plus confortables de Nice, située en face de l’administration centrale. Napoléon se tourne, montre les soldats dépenaillés dont les chaussures sont trouées, qui ressemblent – il parle plus fort – à des « brigands ».
Joubert hésite, Napoléon commence à monter l’escalier.
— On laisse l’armée sans argent, dit Joubert, à la merci des fripons qui nous administrent. Nos soldats sont des citoyens. Ils ont un courage infatigable, ils sont patients, mais ils meurent de faim et de maladie. On ne nous traite pas comme les messieurs de l’armée du Rhin.
Napoléon entre dans l’appartement qui lui est réservé, au deuxième étage. Le soleil inonde les pièces. À l’est, le donjon de la forteresse qui protège la baie des Anges se confond avec le rocher. La mer étincelle.
Joubert se tient sur le seuil.
— Le gouvernement attend de l’armée de grandes choses, dit Napoléon. Il faut les réaliser et tirer la patrie de la crise où elle se trouve.
Commander à ces hommes, reconstituer une armée avec cette cohue misérable. Il s’attelle aussitôt à cette tâche, commence à dicter à Junot, à écrire et à donner des ordres.
— Il se peut que je perde un jour une bataille, mais je ne perdrai jamais une minute par confiance et paresse, dit-il.
Rien ne sert de se plaindre, de se lamenter sur l’état des troupes, de regretter de n’en pas disposer de meilleures. C’est avec ces hommes-là qu’il faut vaincre. Il n’y a jamais d’excuses à la défaite, pas de pardon pour ceux qui échouent.
— Le soldat sans pain se porte à des excès de fureur qui font rougir d’être homme, lance-t-il. Je vais faire des exemples terribles ou je cesserai de commander à ces brigands.
Il fait déposer sur la table les sacoches contenant les deux mille louis d’or que le Directoire lui a donnés pour mener sa campagne. Une aumône. Mais l’argent viendra de sa conquête.
Qu’on rassemble les troupes.
Les officiers s’étonnent. Dès maintenant ?
— Je ne perdrai jamais une minute, répète-t-il.
Il voit entrer les généraux. Il se tient les jambes écartées, bicorne en tête, l’épée au côté. Il est au centre de leurs regards chargés de jalousie, de récriminations et de morgue. Chacun de ces hommes, Sérurier, Laharpe, Masséna, Schérer, Augereau, celui-là surtout, avec sa taille et sa carrure de lutteur, estime qu’il a plus droit que Napoléon à occuper le poste de général en chef.
Ils ont tous fait leurs preuves. Qu’est-ce que ce général de vingt-sept ans qui n’a jamais commandé en chef sinon une armée de police au service de la Convention ? Augereau le toise.
Napoléon fait un pas. Ces hommes-là ne sont que des boulets de canon. Lui, il est l’artilleur qui commande le feu.
Il les regarde l’un après l’autre. Chaque fois, c’est une épreuve de force. Une joie chaude, vibrante monte en lui quand Masséna puis Schérer baissent les yeux. Les autres plient
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