Le chant du départ
mon coeur se déchire et ma douleur s’accroît ; si tu es gaie, folâtre avec tes amis, je te reproche d’avoir bientôt oublié la douloureuse séparation ; tu es alors légère et dès lors tu n’es affectée par aucun sentiment profond.
« Comme tu vois, je ne suis pas facile à me contenter… Je regrette la vitesse avec laquelle on m’éloigne de toi… Que mon génie qui m’a toujours garanti au milieu des plus grands dangers t’environne, te couvre, et je me livre à découvert. Ah, ne sois pas gaie mais un peu mélancolique… Écris-moi, ma tendre amie, et bien longuement, et reçois les mille et un baisers de l’amour le plus tendre et le plus vrai. »
Il cachette la lettre sans la relire, puis il écrit l’adresse :
« À la citoyenne Beauharnais, rue Chantereine, n° 6, à Paris. »
Il tend la lettre à Junot sans un mot.
Et déjà l’envie le prend d’écrire à nouveau. Mais il faut attendre le prochain relais.
Voici Marseille. La voiture avance au pas dans les rues étroites et populeuses qui descendent vers les quais du port. Napoléon se penche. Il reconnaît l’odeur de saumure, les relents de fruits pourris. C’est comme si le passé si proche revenait porté par ces effluves, ce vent froid, les mêmes que ceux qui s’engouffraient dans la ruelle du Pavillon, lorsqu’il avait rendu visite aux siens.
Il a changé leur vie. C’était son devoir et c’est sa fierté. Sa mère, ses frères et ses soeurs ont pu quitter l’appartement minable de la rue du Pavillon, et aussi l’hôtel de Cypières. La voiture passe devant ce bâtiment imposant et austère où sont hébergés les exilés corses. Letizia Bonaparte y a vécu treize mois, subsistant grâce aux aides fournies par le Directoire départemental.
Elle ne connaîtra plus cela, jamais plus.
La voiture s’arrête devant le numéro 17 de la quatrième calade de la rue de Rome, à quelques dizaines de mètres de l’hôtel de Cypières. Napoléon descend, regarde la façade de cette imposante demeure bourgeoise. Sa mère vit là maintenant, dans l’un des plus beaux, des plus vastes appartements de Marseille.
C’est lui, son fils, qui a permis cela.
Ses soeurs, Pauline et Caroline, se précipitent, jeunes femmes élégantes grâce à lui. Elles le harcèlent. Ce mariage ? Cette épouse ? Letizia Bonaparte, sévère, attend qu’il approche, qu’il se laisse embrasser. Il le fait avec tendresse et déférence. Elle le dévisage. Il sent ce regard maternel soupçonneux, inquisiteur, comme si sa mère cherchait les traces d’une compromission, d’une trahison même. Il sait bien qu’elle n’approuve pas ce mariage avec « cette femme-là », dont ses fils lui ont dit qu’elle a déjà eu deux enfants, qu’elle est plus vieille de six années que Napoléon, qu’elle a eu de nombreux amants, Barras sans doute. Une rouée qui a su, avec les habiletés d’une courtisane, séduire, tromper, voler son fils.
Mais Letizia Bonaparte ne dit rien. Elle s’empare de la lettre de Joséphine que Napoléon lui tend. Elle répondra, bien sûr, murmure-t-elle en enfonçant la lettre de l’ Autre dans sa poche.
— Te voilà donc grand général, dit-elle en prenant Napoléon aux épaules, le poussant vers la fenêtre pour le voir en pleine lumière.
Il aime ce regard admiratif de sa mère. Il dit ce qu’il a obtenu pour Jérôme, Lucien et Joseph, l’oncle Fesch. Sa mère et ses soeurs ont-elles reçu l’argent, les « chiffons » ont-ils plu ?
Elle l’embrasse. « Mon fils. » Elle le conjure de ne pas s’exposer.
Il la serre contre lui. Qu’elle vive longtemps. Il a besoin d’elle.
— Si vous mouriez, je n’aurais plus que des inférieurs dans le monde, murmure-t-il.
Il s’installe à l’hôtel des Princes, rue Beauvau, son quartier général. Il reçoit les autorités locales. Lorsqu’un officier, ou même Fréron, le représentant du peuple, Fréron que tant de fois il a sollicité, s’avance vers lui, il le fixe, le contraint par son regard à s’immobiliser.
À la table de Fréron, qui offre le soir un dîner en son honneur, il reste silencieux, le visage sévère. Il est le général commandant en chef. D’un mouvement dédaigneux de la tête, il contraint Fréron, qui se montre familier, qui évoque son intention d’épouser Pauline, à se taire.
Le lendemain, avant son départ, Napoléon passe en revue les troupes de la garnison de Marseille. Il lit dans les yeux des soldats, des
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