Le chant du départ
aussi grave.
Il faut donc renoncer à l’invasion de l’Angleterre et quitter la France, s’engager dans cette aventure égyptienne à laquelle il rêve mais dont les périls et les incertitudes sont immenses. Mais quel choix lui laisse-t-on ?
Il se tourne vers Bourrienne :
— Il n’y a rien à faire avec ces gens-là, dit-il. Les Directeurs ne comprennent rien de ce qui est grand. Ils n’ont aucune puissance d’exécution. Il nous faudrait une flottille pour l’expédition, et déjà les Anglais ont plus de bateaux que nous. Les préparatifs indispensables pour réussir sont au-dessus de nos forces. Il faut en revenir à nos projets sur l’Orient, c’est là qu’il y a de grands résultats à obtenir.
Il s’enferme à nouveau dans le silence.
Il en veut à Barras, à ce jouisseur et à ce lâche qui a refusé de l’aider à entrer dans le cercle ultime du pouvoir. C’est pour cela qu’il est contraint de choisir l’Égypte. Car il ne peut rester à Paris, y attendre que sa gloire pourrisse.
Alors l’Orient, l’Égypte.
Quand une décision est prise, il faut l’exécuter pleinement.
Il rencontre les Directeurs, Talleyrand, qui vient de rédiger un rapport sur l’expédition envisagée. Mais commander, c’est ne remettre à personne le soin d’organiser.
Il dicte des courriers à Berthier. Il faut que les troupes fidèles de l’armée d’Italie se rendent à Gênes, soient prêtes à embarquer. Il demande à être reçu par le Directoire. Il regarde ces cinq hommes avec mépris et une colère retenue. Ils ont choisi de l’écarter de France. Mais alors, il faut qu’ils en passent par ses volontés.
Il veut vingt-cinq mille fantassins, trois mille cavaliers – sans chevaux, on trouvera les montures sur place. Il veut cent pièces d’artillerie, cent cartouches par homme, et huit à neuf millions pour les dépenses.
Leur mine s’allonge. Ce n’est pas tout.
Napoléon reprend d’une voix cassante :
— Je veux une autorité illimitée, carte blanche du gouvernement, soit pour les affaires de Malte, soit pour celles d’Égypte et de Syrie, de Constantinople et des Indes…
Il voit l’ironie mêlée d’incrédulité et de frayeur qui déforme les visages de Barras et de Reubell.
Mais ils vont tout accepter, car ils veulent m’éloigner. Ils ont peur .
— Je veux la faculté de nommer à tous les emplois, même de choisir mon successeur, reprend-il. Je veux des pouvoirs revêtus de toutes les formes et scellés, grand sceau pour traiter avec la Porte, la Russie, les diverses puissances de l’Inde et les régences d’Afrique.
Ils pensent que je suis un homme dangereux, singulier, peut-être fou. Ils veulent se débarrasser de moi .
Napoléon demeure un long moment silencieux, puis ajoute :
— Je veux opérer mon retour en France quand et comme je le voudrai.
Ils se regardent entre eux. Ils m’imaginent rentrant à Paris, le front couronné de lauriers plus glorieux que ceux arrachés en Italie. Mais ils estiment que j’ai si peu de chances de revenir !
Ils baissent la tête pour dissimuler leur espoir. Ils acceptent ce que j’exige .
C’est un pari. Le plus risqué de ma vie .
Mais quel autre chemin ? Ma vie est ainsi faite que je n’ai, aux moments cruciaux, que le choix entre être fidèle à moi-même, relever le défi, ou bien me renier et ne plus être moi et devenir un homme quelconque comme eux .
Mais ils règnent. Ils imposent encore leurs décisions.
Penser, cela remplit Napoléon de hargne. Il bougonne, s’interrompt alors qu’il dresse des listes de noms, ceux des officiers, des savants, qu’il veut entraîner avec lui dans l’expédition. Car il faut qu’elle étonne Paris. Il ne doit pas être seulement le guerrier et le pacificateur, mais aussi celui qui met au jour une civilisation oubliée et gigantesque, celle de cette terre où se sont croisés les Pharaons, Hérodote et Alexandre, César et Pompée.
À l’énoncé de ces noms, il est repris par le rêve, la colère s’efface. Il s’enflamme :
— Je coloniserai ce pays, dit-il. Je ferai venir des artistes, des ouvriers de tous genres, des femmes, des acteurs. Six ans me suffisent, si tout me réussit, pour aller dans l’Inde… Je peux parcourir l’Asie Mineure en libérateur, arriver triomphant dans la capitale de l’ancien continent, chasser de Constantinople les descendants de Mahomet, et m’asseoir sur son trône.
— Six ans, murmure Bourrienne qui écoute,
Weitere Kostenlose Bücher