Le chant du départ
et la fin des violences. Il faut que s’effacent les oppositions passées entre Jacobins et émigrés. Il faut le gouvernement des meilleurs. C’est ce qu’il a organisé dans les républiques italiennes.
C’est cela qui attire dans sa personne : il est l’homme qui va rétablir la paix civile. Et les Directeurs veulent le mêler à cette célébration de la mort de Louis XVI !
Talleyrand insiste.
— C’est une fête d’anthropophages, dit brusquement Napoléon. Une momerie épouvantable.
Il se calme aussi rapidement qu’il s’est enflammé.
— Je ne prétends pas discuter si le jugement de Louis XVI a été utile ou nuisible, dit-il. Ça a été un incident malheureux.
Il ne conçoit, ajoute-t-il, les fêtes nationales que pour célébrer des victoires. Et on ne pleure que les victimes tombées sur le champ de bataille.
Ils restent tous deux silencieux, puis, d’une voix lente, Talleyrand explique que la Loi régit le pays. Elle prévoit cette célébration. L’influence du général Bonaparte est telle sur l’opinion qu’il doit paraître à cette cérémonie. Les Directeurs qui l’ont demandé s’étonneraient de son absence, estimeraient qu’il a choisi de contester la République.
— Est-ce le moment ? interroge Talleyrand.
Il s’interrompt, puis ajoute que Napoléon pourrait se présenter à la cérémonie de Saint-Sulpice en habit ordinaire, parmi ses collègues de l’Institut.
— L’apparence serait sauve, murmure Talleyrand.
Napoléon ne répond pas mais, le 21 janvier 1798, il marche dans le cortège. Il écoute le discours de Barras, qui prête le serment de « haine à la royauté et à l’anarchie ». Puis les choeurs chantent le Serment républicain , musique de Gossec et paroles de Chénier :
Si quelque usurpateur veut asservir la France
Qu’il éprouve aussitôt la publique vengeance
Qu’il tombe sous le fer ; que ses membres sanglants
Soient livrés dans la plaine aux vautours dévorants .
Enfin, on lit une ode de Lebrun-Pindare :
S’il en est qui veuillent un maître
De rois en rois dans l’univers
Qu’ils aillent mendier les fers
Ces Français indignes de l’être .
À la fin de la cérémonie, la foule, qui ignore le Directoire, attend, rassemblée. Napoléon hésite à l’affronter. Il veut s’éloigner, mais on l’a aperçu, on crie : « Vive Bonaparte ! Vive le général de l’armée d’Italie ! »
Il a de la peine à quitter la place.
Ces hommes, quoi qu’ils chantent, veulent un chef.
Peut-être est-ce le moment d’agir.
Il tourne en rond dans son hôtel de la rue de la Victoire. Il ne parle même pas à Joséphine, qui l’observe, tente de s’approcher.
Il doit voir Barras, qui préside en ce moment le Directoire. Barras est un partisan de l’ordre. Il devrait comprendre qu’il faut réformer les institutions. En finir avec ce gouvernement de cinq Directeurs, impuissant par nature. Napoléon imagine. Il a, en Italie, rédigé des Constitutions pour les républiques qu’il a créées. S’il devenait Directeur, il pourrait, avec Barras, chasser les trois autres membres, établir un pouvoir exécutif efficace.
Barras le reçoit au palais du Luxembourg, dans le grand apparat où il se complaît. Il est gras. Il parle lentement, comme si de prononcer quelques mots était une trop lourde fatigue.
Cet homme-là, noyé dans les plaisirs, gourmet et gourmand, jouisseur et dont on dit qu’il aime tous les vices, peut-il encore vouloir ?
Napoléon hésite à parler, puis tout à coup il commence.
— Le régime directorial, dit-il, ne peut durer. Il est blessé à mort depuis le coup d’État du 18 Fructidor. La majorité de la nation, Jacobins et royalistes, le rejette.
Il s’interrompt, puis, sans quitter Barras des yeux, il dit, détachant chaque mot :
— Il faut obtenir que soit éligible par exception le vainqueur d’Italie et pacificateur. Après, une fois au pouvoir, à nous deux, nous pourrons chasser les Directeurs. Établir ainsi un pouvoir d’ordre et de tolérance. L’instant est propice.
Napoléon s’approche. Barras est assis. Il n’a pas bougé.
— L’opinion publique est favorable, reprend Napoléon, mais la faveur populaire est comme une tempête, elle passe vite.
Barras, brusquement, se redresse. Il transpire. Il roule des yeux, parle d’une voix tonnante.
Tout cela est impossible. Si les conseils élisaient Bonaparte membre du Directoire, ils violeraient la Constitution. Le Directoire
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