Le chant du départ
ces trente-quatre mille hommes.
Il a choisi les divisions, les généraux, les pièces de canon. Il a veillé lui-même à la composition de la commission des Arts et des Sciences, dont il a voulu qu’elle accompagne l’armée.
Pour réussir, il faut tenter de tout prévoir.
Il se tourne vers Marmont qui se tient près de lui.
— Je mesure mes rêveries au compas de mon raisonnement, dit-il.
Huitième partie
Être grand, c’est dépendre de tout
19 mai 1798 – 9 octobre 1799
31.
Napoléon écoute, debout sur la passerelle de l’ Orient .
On longe les côtes de Corse. Le vent a faibli. Le temps est beau. On aperçoit déjà le cap Bonifacio et, au-delà, se profilent sur l’horizon les cimes de la Sardaigne. Après, on voguera vers la Sicile, puis Malte, la Crète, Alexandrie enfin.
Napoléon donne l’ordre au corps de musique de se rassembler sur le tillac avant. Les musiciens commencent à jouer. Déjà, des navires les plus proches, des fanfares répondent. Les voix des soldats entassés sur les ponts se mêlent aussitôt aux roulements des tambours et à l’éclat des cuivres.
On reprend en choeur, d’un navire à l’autre, Le Chant du départ qui, depuis 1794, est entonné dans toutes les armées.
La Victoire en chantant nous ouvre la barrière
La Liberté guide nos pas
Et du Nord au Midi la trompette guerrière
A sonné l’heure, l’heure des combats.
Tremblez, ennemis de la France .
Les hommes ont besoin de cette communion.
Le refrain est hurlé :
La République nous appelle
Sachons vaincre ou sachons mourir.
Un Français doit vivre pour elle,
Pour elle, un Français doit mourir .
L’amiral Brueys s’approche, parle fort pour se faire entendre, mais Napoléon détourne la tête. Il sait. L’amiral, depuis plusieurs jours, fait état de ses inquiétudes. Une frégate qui a rallié le convoi à hauteur de Bastia a aperçu au loin une escadre anglaise. Un autre message, transmis depuis Gênes à un navire français, apporte le même renseignement. Les navires anglais donnent la chasse, avec à leur tête le Vanguard de l’amiral Nelson.
Napoléon s’éloigne.
Voilà des semaines qu’il n’a pas connu une telle paix. Dans les jours qui ont précédé le départ, il était tenaillé par l’anxiété. Mais depuis qu’il a pris la mer, il éprouve une sensation joyeuse de légèreté et de disponibilité. Il est entre les mains du vent, de la mer, du hasard. Il ne peut plus rien. Si les voiles anglaises se profilent à l’horizon, si le combat s’engage, alors, en effet, il faudra décider, choisir. Mais pour l’heure, que l’amiral Brueys se taise, qu’il veille à la marche des navires, qu’on répare les voiles quand le temps le permet et qu’on force l’allure en tirant des bordées pour parvenir plus rapidement au but.
La nuit tombe. L’une après l’autre, les musiques cessent de jouer et l’on n’entend plus que le craquement des coques et des mâts, le claquement des voiles. Le convoi, qui occupait toute la mer comme une ville majestueuse arborant ses bannières et ses étendards, a disparu, enseveli par l’obscurité. Napoléon regarde la voûte céleste, cette traînée laiteuse qui traverse le ciel comme une escadre illuminée, composée d’une myriade de navires que rien ne peut arrêter.
Et c’est cette certitude qui habite Napoléon. Il va d’un point de son destin à l’autre, entraînant avec lui cette flotte et ces dizaines de milliers d’hommes.
Il quitte la passerelle. Dans le vaste « salon de compagnie » qu’il a fait aménager près de la salle à manger et de sa cabine, les officiers et certains membres de l’expédition qu’il a conviés à partager sa table et sa soirée se lèvent.
Il a établi dès les premières heures une discipline stricte. Bourrienne, auquel il transmettait ses consignes, s’est étonné de ce qu’il a appelé une « étiquette de cour ». Pourquoi pas ? En mer plus qu’ailleurs, et sûrement dans le désert, où il faudra marcher durant des jours et combattre, l’ordre, la discipline, la hiérarchie sont nécessaires. Il faut donc que les degrés qui permettent d’accéder au sommet soient marqués, respectés. Il faut que l’agencement et le luxe même rappellent que le général en chef est un homme à part.
Les hommes sont entassés dans les entreponts de l’ Orient . Leur nourriture devient chaque jour plus détestable. Leurs vêtements sont imprégnés des vomissures
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