Le chant du départ
veut fêter Bonaparte, le victorieux, l’homme de la paix. Il dit quelques mots : « Je ne suis d’aucune coterie, je suis la grande coterie du peuple français. » On l’acclame. On célèbre sa victoire d’Aboukir. La nouvelle est donc parvenue jusqu’ici et, comme il l’avait prévu, le peuple ne retient qu’elle. Il suit des yeux Murat, qui, son cimeterre accroché par des cordons, se pavane, bronzé, raconte sa charge aux officiers de la garnison qui l’entourent. Le Mamelouk Roustam est au centre d’une foule qui le questionne, veut toucher son uniforme. Roustam essaie de fendre ce cercle qui le presse. Lorsqu’il est proche de Napoléon, il réussit à dire que les voitures qui portaient les bagages ont été pillées, dans les environs d’Aix, qu’elles sont immobilisées. Il répète : « Bédouins français ont volé. Bédouins français. »
En entendant ces mots, la foule gronde. Les brigands harcèlent les voyageurs, dévalisent les diligences. Il faut le retour de la paix et de l’ordre. « Le Directoire nous dévalise aussi ! » crie une voix. Tous brigands, tous, reprend-on.
Napoléon s’approche des notables, qui se lamentent, flattés de l’attention qu’il leur porte. Le général Bonaparte sait-il que le Directoire veut décréter un emprunt forcé pour voler les honnêtes gens, ceux qui ont du bien ? Et puis il y a les Chouans, qui tiennent toujours une partie de la Vendée, qui menacent Nantes. Qui peut nous assurer que les émigrés ne vont point rentrer, exiger la restitution des terres qui ont été vendues comme biens nationaux et que nous avons achetées ? Il faut sauver la République, disent-ils.
— Je suis national, dit Napoléon alors qu’il monte dans la voiture.
Il lance depuis le marchepied :
— Il ne faut plus de factions, je n’en souffrirai aucune. Vive la nation !
Les cris de « Vive la République ! Vive Bonaparte ! » l’accompagnent tout au long des rues d’Avignon, et plus tard, tout au long de la route, dans les villages de la vallée du Rhône, il retrouve les mêmes clameurs.
À l’approche de Lyon, il voit aux croisées de toutes les maisons des drapeaux tricolores. Les postillons, aux relais, ont arboré des rubans aux mêmes couleurs.
C’est pour lui.
À Lyon, toutes les maisons sont illuminées et pavoisées. On tire des fusées. La foule est si dense que les voitures doivent rouler au pas.
Il aperçoit, devant la porte de l’hôtel, des grenadiers, et, sur le perron, ses frères Louis et Joseph.
De toutes parts, on crie : « Vive Bonaparte qui vient sauver la patrie ! »
Il salue la foule avec modestie. Il sent que la vague qui le porte est puissante, profonde, mais il doit se garder de tout excès et de toute impatience. Ce qu’il veut, il le sait : accéder au pouvoir. Il vaut mieux que tous ces hommes qui s’y déchirent. Il a trente ans. Il a commandé à des dizaines de milliers d’hommes. Il a affronté avec eux la mort. Il a vaincu. Il va bousculer tous les obstacles. Mais la prudence est nécessaire. Les Barras et les Sieyès sont habiles, retors.
Il s’isole avec Joseph.
Napoléon voudrait d’abord évoquer la situation à Paris, les projets des uns et des autres. Mais ce sont d’autres questions qui viennent à ses lèvres : Joséphine, Joséphine, répète-t-il.
Joseph commence à parler d’une voix sourde, puis s’emporte. Il ne paie plus à Joséphine la rente de quarante mille francs que Napoléon l’avait chargé de lui verser. Elle a ridiculisé le nom des Bonaparte. Elle a vécu avec le capitaine Charles à Malmaison, cette propriété qu’elle a achetée. Elle a continué de voir Barras. On l’a vue chez Gohier, le président du Directoire. Quel homme puissant ne lui prête-t-on pas comme amant ? Elle est couverte de dettes. Elle a favorisé Charles dans ses trafics sur les approvisionnements des armées.
— Notre mère…, continue Joseph.
Napoléon l’arrête. Il imagine les sentiments de sa mère, de ses soeurs. Il va divorcer, dit-il. Et ce mot lui déchire la bouche. Il le répète. Il s’y blesse. Il a changé, et pourtant, à chaque tour de roue depuis Fréjus, il a pensé au corps de sa femme, à ses parfums. Il voudrait la soumettre, comme une place qui a longtemps résisté au siège et qui enfin se livre, et à laquelle on impose sa loi. C’est qu’il est devenu cet homme qu’on acclame. Il s’approche de la fenêtre, voit des voitures tirées par des chevaux qui
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