Le chant du départ
s’éloignent. Il appelle un aide de camp. Le général Marbot, qui s’en va prendre son commandement en Italie, lui apprend l’officier, avait réservé cette série de chambres, que l’hôtelier a mises à la disposition du général Bonaparte.
Ne jamais rien négliger. Un homme humilié ou même simplement vexé peut devenir un ennemi.
Napoléon donne des ordres. Il va se rendre à l’hôtel où est descendu Marbot afin de le saluer et de s’excuser. Dans la partie qu’il joue, tout homme peut devenir un pion capital.
Et toute femme.
Il pense à Joséphine. Peut-il s’en faire une ennemie, maintenant ?
Ils ont quitté Lyon et, malgré l’heure matinale, une foule enthousiaste a crié à nouveau devant l’hôtel : « Vive Bonaparte, le sauveur de la patrie ! »
Napoléon a voulu rester seul avec Joseph dans la voiture. Qu’on ne parle plus de Joséphine, dit-il. Il regarde le paysage des monts du Forez enveloppés de brume. La voiture va suivre la route du Bourbonnais, plus étroite et moins sûre, mais qui permet d’atteindre Paris plus rapidement.
Or, il faut agir vite. Depuis son retour d’Italie, il n’a jamais douté qu’un jour il accéderait au pouvoir à Paris. Mais, maintenant, ces acclamations, ces cris transforment ce qui n’était qu’une intuition en une réalité qu’il faut organiser, dans laquelle il doit se mouvoir.
Il se penche vers Joseph, l’interroge.
— Un homme compte d’abord, dit Joseph. Sieyès.
Napoléon se souvient de cet homme de cinquante ans, à la fois déterminé et prudent, un ancien prêtre. En 1789, il a rédigé ce libelle qui a donné son sens aux événements : Qu’est-ce que le Tiers État ? Puis, durant la Convention et la Terreur, il a, comme il l’a dit, « vécu ». Joseph explique que Sieyès a pris langue avec Lucien, leur frère, élu de Corse à l’assemblée des Cinq-Cents. Sieyès veut une réforme pour renforcer le pouvoir exécutif face aux deux assemblées, les Cinq-Cents et les Anciens. Il a cherché un général pour l’imposer. Lucien a été de toutes les tractations. Sieyès a pensé au général Joubert, mais il a été tué à la bataille de Novi. Le général Moreau s’est montré réservé. Napoléon imagine-t-il ce qu’il a dit en apprenant son retour en France ? Et il a prononcé cette phrase devant Lucien : « Voilà votre homme, il fera votre coup d’État mieux que moi. »
Et Bernadotte ? questionne Napoléon. Hostile, dit Joseph. Mais il est l’époux de Désirée Clary. Et peut-être cela le rendra-t-il plus compréhensif. On peut bien sûr compter sur le général Leclerc, le mari de Pauline. Et bien des troupes qui séjournent à Paris sont composées d’anciens de l’armée d’Italie. Mais l’homme important, insiste Joseph, c’est Sieyès. Quant au ministre de la Police, Fouché, il est intelligent, comme le séminariste, l’orateur qu’il fut. C’est un républicain, régicide et terroriste, le massacreur au canon des royalistes de Lyon. Son adjoint, Réal, un ancien Jacobin, est proche de Lucien. Il tient la police judiciaire.
Napoléon écoute. Mais il faut ne commettre aucune erreur. Napoléon évoque la duplicité de Fouché, un homme énigmatique, avec ses cheveux roux, ses paupières lourdes masquant ses yeux. Napoléon a bénéficié de son aide le 13 Vendémiaire, manière pour Fouché de rentrer en grâce auprès de Barras.
Il faudrait obtenir le concours de Barras. Mais comment se présenter en sauveur de la patrie, si on s’allie à l’homme qui, aux yeux de l’opinion, incarne la corruption ? Mieux vaut compter sur ce « brelan de prêtres » : Sieyès, Fouché, Talleyrand.
— Gohier, murmure Napoléon.
— Un avocat, un homme de cinquante ans, timoré, dit Joseph, mais président en exercice du Directoire.
Joseph soupire, ajoute que les époux Gohier entretiennent les meilleures relations avec Joséphine, qui est souvent leur invitée.
Joséphine, encore.
Elle n’est pas là lorsque, à six heures du matin, le 16 octobre 1799, Napoléon entre dans sa demeure de la rue de la Victoire.
Sa mère s’avance, grave, puis viennent les soeurs, Lucien. Ils attendaient. Il n’a pas besoin de les questionner. Leurs premiers mots sont pour la condamner, l’infidèle, l’intruse, l’absente. Où est-elle ? Ils disent comme à regret qu’elle a quitté Paris pour se rendre à sa rencontre, mais Joseph et Louis ont bien rencontré Napoléon, ricanent-ils. Elle, elle
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