Le chant du départ
nouveau l’avenir s’ouvre. Tout est possible. Un naufrage. La capture par une croisière anglaise. La condamnation par les Directeurs sous l’accusation de désertion. Ils en sont capables. Ou bien, tout simplement, arriver trop tard, quand quelqu’un – Bernadotte, Moreau, ou Sieyès, ou Barras – aura déjà cueilli la poire mûre, tranché d’un coup de sabre le pédoncule de ce fruit qu’est le pouvoir.
Il regarde la mer dans la nuit qui tombe. Les mâts des deux frégates et ceux des deux avisos se profilent sur l’horizon rouge.
Le général Menou s’approche. Il sera le messager auprès de Kléber, convoqué, mais il faut partir cette nuit même, avant que Kléber n’arrive.
Napoléon prend le bras de Menou, marche rapidement le long de la plage. L’homme bedonnant est essoufflé, ne peut répondre.
— Le Directoire a tout perdu de ce que nous avions conquis, vous le savez, Menou, commence Napoléon. Tout est compromis. La France est ballottée entre la guerre étrangère et la guerre civile. Elle est vaincue, humiliée, près de périr.
Il s’arrête, fait face à la mer.
— Je dois courir la chance de la mer pour aller la sauver, dit-il.
Il se remet à marcher.
— Si j’arrive, reprend-il, malheur au bavardage de tribune, au tripotage des coteries.
Il fera justice de tout.
— Ici – il montre l’intérieur des terres et, au loin, la ville d’Alexandrie –, ma présence est surabondante, Kléber peut me suppléer en tout.
Il tend à Menou ses instructions, puis lui donne l’accolade.
La nuit a brutalement enfoui les hommes et les navires. Pas de lune. Il faut, malgré les risques d’être repéré, allumer des feux pour guider les embarcations qui touchent enfin la plage. La mer est lisse, les navires immobiles comme s’ils étaient pris dans une glu noire.
À l’aube du 23 août, une petite embarcation accoste la frégate Muiron . Un homme suppliant monte à bord. C’est un membre de l’Institut, Parseval Grandmaison, qui a compris quel était le but du voyage de ses collègues et supplie qu’on l’accepte.
Napoléon regarde longuement cet homme qui implore. Qui a forcé la porte. Cela mérite récompense. Il l’accepte à bord.
À huit heures, à la première brise, on hisse les voiles et on s’éloigne de la côte égyptienne, qui n’est bientôt plus qu’une ligne brune qu’on perd de vue.
Napoléon n’a plus d’impatience. Il s’assied sur un affût de canon. À quelques encablures, la frégate Carrère suit la Muiron . En avant des deux frégates, leur servant d’éclaireurs, les avisos tirent des bordées.
Le vent a été long à se lever. Napoléon se sent le plus calme de tous ceux qui sont à bord. Il a répété : « Soyez tranquilles, nous passerons. »
Les voiles se sont gonflées. L’amiral Ganteaume est venu expliquer sa route. Il longera les côtes barbaresques puis obliquera en remontant le long de la Corse.
— Je gouverne sous votre étoile, a-t-il dit.
Berthollet s’approche peu après. Il évoque l’inquiétude des uns et des autres.
— Qui a peur pour sa vie, dit Napoléon, est sûr de la perdre. Il faut savoir à la fois oser et calculer, et s’en remettre du reste à la Fortune.
Il se lève, marche sur le pont.
Il est pour plusieurs semaines dans la main de la Fortune. Il ne peut rien, maintenant qu’il a choisi.
— L’avenir est méprisable, dit-il en se tournant vers Berthollet qui l’a suivi. Le présent doit être seul considéré.
Le présent, ce sont ces jours de navigation qui se succèdent, ce vent qui faiblit ou s’exacerbe, ces voiles qu’on croit apercevoir et qui disparaissent, ces livres qu’on lit.
Il écoute l’un de ses aides de camp auquel il a demandé, après le déjeuner, de lire à haute voix Les Vies des hommes illustres . Il aime Plutarque, ce narrateur qui sait animer un récit. Il aime ces journées où l’on peut laisser l’esprit aller librement, puisque c’est la seule manière d’agir, le vent, la mer, la Fortune décidant de tout.
Il dit : « Nous ne pouvons rien contre la nature des choses. Les enfants sont volontaires. Un grand homme ne l’est pas. Qu’est-ce qu’une vie humaine ? La courbe d’un projectile. »
Qui charge, qui pointe, qui met le feu à la mèche ? demande Berthollet.
Napoléon marche à grands pas. Les mots viennent. Expriment-ils sa pensée ou joue-t-il avec eux ? Il dit ce qu’il ressent, et cependant, à chaque moment de sa vie, il a
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