Le chant du départ
pièce.
Rue de la Victoire, il y a moins de personnes présentes qu’hier matin. On chuchote. Ceux qui sont là sont des hommes sûrs. Mais il faut cependant aller de l’un à l’autre, parce que certains ont déjà exprimé des craintes. Comment vont réagir les députés des deux assemblées ? Se laisseront-ils convaincre ? Hier, on l’a emporté par surprise. Ils ont eu la nuit pour se concerter.
Napoléon, d’un geste, écarte ces inquiétudes. Et cependant elles l’habitent. Une bataille interrompue, c’est une bataille à demi perdue et à demi gagnée. Rien n’est joué. Et cette journée qui commence lui déplaît.
Certes, il a veillé au dispositif militaire. Les troupes seront présentes tout au long de la route. Les soldats de Murat occuperont l’esplanade devant le château de Saint-Cloud, et cerneront ainsi la garde du Directoire, dont il faut se méfier. Mais rien n’a été prévu quant au déroulement de la journée. Lucien Bonaparte et Sieyès ont affirmé que les Anciens et les Cinq-Cents se résoudraient à accepter la nomination de trois consuls et le renvoi des assemblées pour quelques semaines. Est-ce sûr ?
Napoléon regrette de ne pas avoir la situation mieux en main. Il croit à la Fortune, mais il n’aime pas s’en remettre à l’improvisation, au hasard.
Cambacérès s’approche, le visage grave.
— On n’est fixé sur rien, dit le ministre de la Justice. Je ne sais trop comment cela finira.
Napoléon hausse les épaules. Il faut rassurer Cambacérès.
— Dans ces conseils, dit-il, il y a peu d’hommes. Je les ai vus, entendus hier toute la journée. Que de pauvretés, que de vils intérêts !
Il fait quelques pas. Il dit au général Lannes, blessé, de ne pas partir pour Saint-Cloud. Puis, au moment où il embrasse Joséphine, il murmure : « Cette journée n’est pas une journée de femmes. »
Il peut y avoir combat.
On part en voiture, avec pour escorte un détachement de cavalerie.
Napoléon reste silencieux, entend Bourrienne qui, près de lui, murmure à La Valette au moment où l’on traverse la place de la Concorde : « Nous coucherons demain au Luxembourg ou nous finirons ici. »
D’un mouvement du menton, Bourrienne indique l’emplacement de la place où se dressait la guillotine.
La route est encombrée de voitures souvent chargées de bagages, comme si ceux qui se rendent à Saint-Cloud avaient déjà envisagé leur fuite. Partout, aux abords du château, des bivouacs de soldats.
Au moment où il traverse l’esplanade, Napoléon aperçoit des groupes de députés des Cinq-Cents, leur robe blanche serrée d’une ceinture bleue et coiffés de leur toque rouge, se diriger vers le pavillon de l’Orangerie.
Il traverse l’esplanade. Des soldats crient : « Vive Bonaparte ! » D’un groupe de députés des Cinq-Cents, des voix s’élèvent : « Ah, le scélérat, ah, le gredin ! » Il ne tourne pas la tête.
Ce dernier acte de la pièce doit se conclure par sa victoire. Car, s’il est vaincu, il perd tout.
Il entre dans le cabinet qui lui a été réservé et qui est attenant aux salons. C’est une pièce meublée seulement de deux fauteuils, où sont déjà assis Sieyès et Roger Ducos, les deux futurs consuls. Il fait un froid humide. Les flammes dans la cheminée paraissent à chaque instant devoir s’éteindre.
Napoléon commence à marcher dans la pièce. Attendre, ne pas agir, s’en remettre à d’autres, de son destin, est insupportable.
Il n’est que treize heures trente.
La Valette, l’aide de camp, annonce que Lucien Bonaparte vient d’ouvrir la séance du Conseil des Cinq-Cents.
Attendre, donc. Napoléon se tourne vers Sieyès et Ducos. Ils bavardent. Peuvent-ils ainsi laisser leurs destins se dessiner sans intervenir ? Un aide de camp entre, Napoléon le saisit par l’épaule, l’attire loin des fauteuils. L’officier murmure, tourné vers Sieyès, que ce dernier a donné ordre à son cocher de laisser sa voiture attelée et de la cacher dans les bois, afin, si l’affaire tournait mal, de pouvoir fuir. Talleyrand, explique l’officier, est arrivé en compagnie du banquier Collot et s’est installé dans une maison proche du château.
Ils sont tous prudents, prêts à assurer leurs arrières. Lui joue toutes ses cartes.
L’aide de camp La Valette entre. Son visage exprime les préoccupations. Les Cinq-Cents, dit-il, sont en tumulte. Les députés ont crié : « Point de dictature ! À bas les
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