Le chant du départ
fils est inquiet. Il écrit de nombreuses lettres en France. Il interroge l’un de ses amis, Sucy, commissaire des Guerres en poste à Valence. Il a en effet appris que les officiers absents de leur corps au moment de la revue de janvier 1792 seront rayés des registres, perdront leur qualité d’officier s’ils ne sont pas en congé ou n’avancent pas des raisons exceptionnelles d’absence. Napoléon ne veut pas être destitué. Il tient à son grade. Il tient à la France.
« Des circonstances impérieuses m’ont forcé, monsieur et cher Sucy, écrit-il, à rester en Corse plus longtemps que ne l’auraient voulu les devoirs de mon emploi. Je le sens et n’ai cependant rien à me reprocher : des devoirs sacrés et plus chers m’en justifient. »
Quelques jours plus tard, cherchant à nouveau à expliquer son absence, il écrira encore :
« Dans ces circonstances difficiles, le poste d’honneur d’un bon Corse est de se trouver dans son pays. C’est dans cette idée que les miens ont exigé que je m’établisse parmi eux. »
— Tu ne veux pas perdre ce que tu as gagné en France, murmure Letizia.
Elle approuve son fils.
Ni perdre la France, ni renoncer à la Corse. Garder ouvertes toutes les portes, voilà le choix de Napoléon, ce tacticien qui n’a pas vingt-trois ans.
Quand, au mois de février 1792, Rossi lui apprend qu’il ne pourra finalement pas le nommer adjudant-major, car la loi oblige les officiers qui ont choisi ce grade de retourner dans leur corps le 1 er avril, Napoléon se croit contraint de rentrer aussitôt en France ou de démissionner de l’armée. Ce qu’il ne veut pas.
C’est alors qu’il découvre que la loi excepte de ces dispositions les lieutenants-colonels en premier et en second des bataillons de volontaires. Ces officiers-là pourront rester à leur poste et conserver leur rang dans l’armée régulière.
Mais à ces grades-là, on n’est pas nommé, mais élu !
Napoléon prend aussitôt sa décision : il sera le lieutenant-colonel du 2 e bataillon des volontaires corses, le bataillon dit « d’Ajaccio et de Tallano ».
Élu, puisqu’il le faut. Mais lieutenant-colonel à n’importe quel prix.
C’est sa première grande bataille. Il le sait. Il doit vaincre.
Il s’enferme dans sa chambre. Il lit les journaux qui arrivent de France. Il prend des notes. Il descend dans la grande salle de la maison, taciturne, pensif, le visage fermé de celui qui médite.
Mais dès qu’il s’éloigne de la rue Saint-Charles, il change de physionomie. Il marche d’un pas décidé, le menton haut, en uniforme. Il parle net à ceux qui l’abordent puis qui s’éloignent, subjugués ou étonnés par l’audace de ce lieutenant de vingt-trois ans d’allure adolescente et qui sait tout de ce qui se passe à Paris.
Il a cinq concurrents, tous issus de familles influentes à Ajaccio. Il s’allie à l’un d’eux, Quenza, acceptant d’être son lieutenant en second à condition que les partisans de l’un votent pour l’autre. Accord conclu.
Mais ses adversaires, les Pozzo di Borgo et les Peraldi, ne désarment pas. « Je n’ai pas peur si l’on m’attaque de front, dit Napoléon à ceux qui le mettent en garde. Autant vaut ne rien faire que de faire les choses à demi. »
On lui rapporte les menaces et les insultes que Pozzo et Peraldi profèrent contre lui. Il se maîtrise. On le raille pour son ambition démesurée, sa petite taille, sa petite fortune, sa petulanza .
Un jour de mars, il ne peut plus se contrôler, provoque Peraldi en duel, l’attend tout un jour devant la chapelle des Grecs. Peraldi se dérobe, mais réussit à mettre les rieurs de son côté.
Napoléon serre les poings. Il rassemble les siens chez lui, les harangue, les loge, les nourrit. Les volontaires des quatre compagnies du district de Tallano couchent dans les couloirs, les escaliers et les chambres de la maison familiale. Napoléon dépense sans compter, tient table ouverte.
Parfois, la nuit, enjambant les corps, il se souvient des heures passées dans les chambres d’Auxonne ou de Valence, lorsqu’il annotait les oeuvres de Rousseau ou de Montesquieu. Le combat politique obéit décidément à d’autres règles. Il faut constamment être sur ses gardes. Cela excite comme une femme. C’est un alcool dont Napoléon découvre qu’il grise. Il aime cette tension. C’est un duel où le coup d’oeil, la rapidité de jugement, le corps autant que l’esprit sont mobilisés.
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