Le chant du départ
avril 1792, le colonel Maillard a passé en revue sur la place d’armes le bataillon Quenza-Bonaparte. L’unité a une allure martiale. Napoléon caracole sur le devant des volontaires, mais, quand Maillard demande à ce que le bataillon quitte la ville, Quenza, inspiré par Napoléon, refuse et réclame sous différents prétextes un délai.
La population d’Ajaccio s’inquiète. Que font ces « paysans » en ville ?
On peste contre Napoléon. On dénonce les conditions de son élection. Certaines familles, les plus riches, plient bagage et partent pour l’Italie. Ici et là des rixes éclatent entre gardes nationaux et matelots du port.
Le 8 avril, les prêtres qui ont refusé de prêter le serment à la Constitution civile du clergé célèbrent une messe au couvent Saint-François et annoncent une procession pour le lendemain.
— Ils déclarent le schisme ! s’écrie Napoléon. Ce peuple est prêt à toutes les folies !
Dans la soirée, après une nouvelle rixe, devant la cathédrale, on tire sur Napoléon et le groupe d’officiers qui l’entourent. Le lieutenant Rocca Serra est tué. Bientôt, de toutes parts, des cris retentissent. « Adosso aile spalette ! » « Sus aux épaulettes ! »
Il faut fuir devant cette chasse aux volontaires nationaux.
Napoléon se réfugie au séminaire avec ses soldats.
Du 8 au 13 avril, c’est l’émeute. Napoléon est partout. Il résiste, bloque les entrées de la ville, essaie de soulever les soldats de la citadelle, trompe le colonel Maillard, négocie, harangue, commande. « Nous allons dénouer la trame avec l’épée », dit-il, tout en poursuivant habilement les négociations avec les autorités, car il ne veut pas apparaître comme le responsable des troubles, le rebelle.
Il va à cheval d’un poste à l’autre, réconforte ses partisans. À plusieurs reprises, il a fait ouvrir le feu sur des maisons. Et ses soldats ont mis certains quartiers de la ville au pillage. On le sent emporté par cette tourmente qu’il déchaîne et contient, qu’il dirige, freine, exacerbe, arrête.
Puis, une fois un accord intervenu, il rédige en hâte un mémoire pour se justifier.
Les mots sonnent, déforment la réalité, mais peu importe. Il s’agit de convaincre. « La population d’Ajaccio est composée d’anthropophages, écrit Napoléon. Elle a maltraité, assassiné des volontaires.
« Dans la crise terrible où l’on se trouvait, continue-t-il, il fallait de l’énergie et de l’audace. Il fallait un homme qui, si on lui demandait après sa mission de jurer n’avoir transgressé aucune loi, fût dans le cas de répondre comme Cicéron ou Mirabeau : “Je jure que j’ai sauvé la République !” »
Il signe sans une hésitation. Il a découvert qu’il y a des vérités successives. Écrire, raconter sont aussi des actes qu’il faut savoir plier aux nécessités du moment, adapter aux circonstances. Mais combien sont-ils, ceux qui peuvent comprendre ce mouvement-là de l’esprit ? « Les âmes sont trop étroites pour s’élever au niveau des grandes affaires », écrit Napoléon.
Il se rend à Corte afin de rencontrer Paoli, d’obtenir de lui un nouveau commandement. Mais une fois de plus Paoli l’écarte. Napoléon sait que Paoli l’accuse d’avoir utilisé son nom pendant l’émeute.
De retour à Ajaccio, Napoléon prend la mesure des haines qu’il rencontre désormais.
Dans la rue, on s’écarte. On a peur des volontaires. Napoléon est accusé d’avoir mis la ville en péril. Les députés corses à la Législative, Peraldi et Pozzo di Borgo, multiplient les libelles contre lui. Il est pour eux « le tigre sanguinaire » qu’il ne faut pas laisser « jouir de sa barbarie ».
Il ricane. On ne hait que ceux qui se distinguent de la foule. Et qu’on l’accuse d’avoir fomenté une « nouvelle Saint-Barthélemy » ne le gêne pas. Il rassure sa mère qui s’inquiète.
Il va quitter l’île à la mi-mai, pour se rendre à Paris, se défendre contre les propos de Pozzo di Borgo et de Peraldi à la Législative et obtenir de conserver son grade dans l’armée, car il a dû être rayé des cadres « pour permission expirée ».
Ces événements d’Ajaccio l’ont révélé à lui-même. Tout a bougé en lui. Tout bouge en France. Depuis le 20 avril 1792, la guerre est déclarée.
Il se sent accordé à ce monde en mouvement.
Il est sûr que rien ne l’arrêtera.
12.
Le 28 mai 1792, à la fin de l’après-midi,
Weitere Kostenlose Bücher