Le chant du départ
Et la décision est une libération, comme une jouissance.
Le 30 mars 1792, Napoléon apprend que les trois commissaires du département qui vont contrôler le scrutin qui doit avoir lieu le lendemain 1 er avril sont arrivés à Ajaccio. Deux d’entre eux se sont installés dans des maisons de la famille Bonaparte. Ils sont donc acquis à Napoléon. Le troisième, Murati, a choisi d’être hébergé par Peraldi.
Toute la journée du 30 mars, Napoléon reste enfermé dans sa chambre. Il se jette sur une chaise, soucieux, puis il marche, perplexe. Sans l’appui de ce troisième commissaire, le scrutin est incertain.
Napoléon veut obtenir ce poste de lieutenant-colonel. Il ne peut se permettre un échec, un doute. Il ouvre la porte de sa chambre, appelle l’un de ses partisans et donne ses ordres : qu’on pénètre en force chez Peraldi, arme au poing, qu’on enlève le commissaire et qu’on le conduise ici.
L’action se déroule, violente et brève.
Napoléon accueille le commissaire d’une voix calme. « J’ai voulu que vous fussiez libre, lui dit-il, vous ne l’étiez pas chez Peraldi, ici, vous êtes chez vous. »
Le lendemain, dans l’église Saint-François, malgré les protestations des amis de Pozzo di Borgo et de Peraldi, Quenza est élu lieutenant-colonel en premier, et Bonaparte lieutenant-colonel en second.
Le soir, dans la maison de la rue Saint-Charles pleine de gens, on festoie, on chante. La musique du régiment joue.
Napoléon se tient à l’écart, silencieux, le regard fixe.
Ce qui compte, c’est la victoire.
Telle est la loi qu’il vient de découvrir.
Peu importent les moyens. Tout est dans le projet et dans le but.
Mais vaincre, c’est être haï.
Lorsque Napoléon se rend auprès des volontaires qui sont logés dans le séminaire, il sent peser sur lui des regards de haine. Les partisans des Peraldi et des Pozzo murmurent sur son passage. Lors du vote, les amis de Napoléon ont bousculé Mathieu Pozzo qui protestait. Ils l’ont jeté bas de la tribune élevée dans l’église Saint-François. Sans l’intervention de Napoléon, Pozzo aurait été tué. Mais Napoléon, pour les Pozzo, reste le chef de ces brigands. « Auprès des hommes de bon sens, les Bonaparte n’auront qu’une réputation d’excellence dans le crime », répètent ses ennemis.
Or, Peraldi et Pozzo di Borgo sont députés à l’Assemblée législative, et derrière eux il y a celui qui les a fait élire : Pascal Paoli. Et Napoléon comprend que cette haine le poursuivra.
Mais c’est ainsi. Il faut vivre avec elle. Ce qui compte, c’est de l’avoir emporté et de découvrir une joie nouvelle et grisante : commander à des hommes.
Il a déjà eu des soldats sous ses ordres, mais il était lui-même tenu à l’obéissance aux consignes reçues de ses supérieurs.
Lorsqu’il se rend au séminaire, et qu’il rassemble les volontaires nationaux, il est le seul chef : le lieutenant-colonel en premier Quenza n’a pas d’expérience et peu de volonté. C’est Napoléon qui rédige dans les moindres détails le règlement du bataillon, qu’on n’appelle plus désormais « bataillon d’Ajaccio-Tallano », mais « bataillon Quenza-Bonaparte ».
Chacun sait, dans la troupe et dans la ville, que c’est Napoléon qui commande.
En quelques jours, il prend la mesure de son pouvoir. Il inspecte, il discourt, il ordonne. Plus il agit et plus il sent le besoin d’agir. Il voulait être lieutenant-colonel ? Il l’est. Mais à quoi cela sert-il, s’il n’utilise pas ce poste pour aller plus loin ? La victoire obtenue lui donne un nouvel élan.
Il faudrait, pour contrôler la ville, prendre pied dans la citadelle où cantonnent, sous les ordres du colonel Maillard, les soldats du régiment du Limousin.
Napoléon regarde la citadelle, s’en approche. Là sont les canons. En prendre le contrôle, c’est peut-être aussi convaincre Pascal Paoli qu’on sait agir, entreprendre. Il y a des risques. Agir, c’est entrer en rébellion contre l’autorité légale. Il faut donc prendre des précautions, se présenter comme agissant pour sauvegarder la loi, défendre les nouveaux principes contre les partisans du despotisme.
Napoléon, durant ces premiers jours d’avril 1792, est constamment en mouvement, parcourant la ville, inspectant les volontaires. Son corps suit le rythme de sa pensée qui, constamment aux aguets, cherche l’occasion propice, la meilleure stratégie.
Le 2
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