Le chant du départ
émeutiers, le roi s’étant réfugié à l’Assemblée. Napoléon pénètre dans le jardin et le palais. Plus de mille morts gisent dans ce petit espace, encombrant les escaliers et les pièces.
Napoléon éprouve un sentiment de dégoût et d’horreur. C’est le premier champ de bataille qu’il parcourt. Les gardes suisses se sont battus jusqu’au bout, puis ils ont été massacrés.
À quelques pas de Napoléon, un Marseillais s’apprête à tuer l’un de ces Suisses.
Napoléon s’avance.
— Homme du Midi, dit-il, sauvons ce malheureux.
— Es-tu du Midi ? demande le fédéré.
— Oui.
— Eh bien, sauvons-le.
Napoléon continue de parcourir les jardins, les pièces du château. Il veut comprendre.
— J’ai vu des femmes bien mises se porter aux dernières indécences sur les cadavres des Suisses, raconte-t-il à Bourrienne quelques heures plus tard.
— Les femmes mutilaient les soldats morts, puis brandissaient ces sexes sanglants. Vile canaille, murmure Napoléon.
Il entre dans les cafés des alentours. Partout on chante, on braille, on trinque, on se congratule.
Napoléon sent les regards hostiles. Il est trop calme et sa réserve est suspecte.
Il s’éloigne. Partout la violence, « la rage se montrait sur toutes les figures », dit-il. La colère le saisit. « Si Louis XVI se fût montré à cheval, lance-t-il à Bourrienne, la victoire lui fût restée. »
Il méprise ce souverain coglione qui a capitulé dès le 20 juin au lieu de faire mettre des canons en batterie.
Ce roi n’était pas un soldat. Il ne s’est pas donné les moyens de régner. Et le désordre, l’anarchie l’ont emporté.
Il juge les journées révolutionnaires du 20 juin et surtout du 10 août en homme d’ordre, en officier.
Quels que soient les principes auxquels il croit, il estime que le pouvoir ne doit pas rester à la rue, à la foule, à la populace. Il faut imposer la loi. Il faut donc un chef qui sache décider. Il faut un homme d’énergie, de force et d’audace. Il peut être cet homme-là.
Le soir du 10 août, il prend sa décision. Il rentrera en Corse, au lieu de rejoindre son régiment. C’est dans l’île qu’il peut se distinguer. Ici, que ferait-il dans cette « combustion » ? Il n’est rien. Là-bas, il est un Bonaparte, lieutenant-colonel.
La Législative vient de suspendre le roi et décider que des élections à la Convention nationale auront lieu le 2 septembre. Il faut courir en Corse, pousser Joseph pour qu’enfin il soit élu.
« Les événements se précipitent, écrit-il à la fin août à son oncle Peravicini. Laissez clabauder nos ennemis, vos neveux vous aiment et ils sauront se faire une place. »
D’abord, il doit retirer sa soeur Élisa de Saint-Cyr. Il se démène toute la journée du 1 er septembre, alors que des bandes commencent à parcourir les rues de Paris, criant au complot des aristocrates, demandant que soient châtiés les « comploteurs » qui s’entassent dans les prisons et espèrent l’arrivée des troupes de Brunswick pour se venger et égorger les patriotes.
Napoléon, à la fin de la journée, peut enfin faire monter sa soeur dans une mauvaise voiture de louage.
Puis il faut se terrer à Paris, alors que le tocsin sonne, qu’on apprend que Verdun a capitulé devant les Austro-Prussiens, que l’ennemi va entrer dans Paris, soumettre la ville à la « subversion totale ».
Des bandes se rassemblent devant les prisons, se font ouvrir les portes, jugent sommairement les prisonniers et les massacrent. La populace semble avoir échappé à toute autorité. On murmure que Danton laisse faire les « justiciers ». Robespierre ne se montre pas. Les prisons, la rue sont aux mains des « massacreurs » qu’excitent les articles et les affiches de Marat.
Le 5, la tuerie s’arrête. Et, le 9 septembre, Napoléon peut enfin quitter Paris avec sa soeur.
Dans la diligence puis sur le bateau qui descend le Rhône, Napoléon devine la peur des voyageurs, dont certains fuient Paris, et l’avouent à mots couverts.
À Valence, il rend visite à Mlle Bou, qui lui raconte qu’on a aussi massacré dans les villes de la vallée.
Quelques heures plus tard, Napoléon et Élisa repartent, chargés d’un panier de raisins que Mlle Bou leur a fait porter.
C’est la fin du mois de septembre 1792 lorsqu’ils arrivent à Marseille. Au moment où ils entrent dans leur auberge, des hommes et des femmes les interpellent puis les encerclent. Avec
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