Le chant du départ
possède un magasin de meubles installé dans l’hôtel Longueville. Il y vend le mobilier abandonné par les émigrés. Certains ont tout perdu, et d’autres bons citoyens spéculent, font de fabuleuses fortunes.
Pourquoi pas nous ? interroge Bourrienne. Il manque d’argent. Napoléon frappe les poches de son uniforme. Ils rient comme deux jeunes gens de vingt-trois ans qui imaginent, en allant et venant dans les rues, les moyens de s’enrichir. Louer des appartements, pourquoi pas ?
Tout à coup passent des hommes en armes. Leurs piques brillent dans l’éclat des lampes. On laisse les rues éclairées, explique Bourrienne, pour rassurer les citoyens, éviter qu’on ne s’entre-tue à chaque pas.
— Anarchie, dit Napoléon.
Il ne rit plus.
Le lendemain, il est installé dans la chambre 14, au troisième étage de l’hôtel de Metz.
La nuit passée, après avoir quitté Bourrienne, il a rôdé au Palais-Royal, dans le parfum entêtant des femmes.
Le 29 mai, tôt le matin, il commence ses démarches dans les bureaux du ministère de la Guerre afin d’obtenir sa réintégration dans l’armée.
Il exhibe les certificats de Rossi, qui commandait en Corse. Il présente les attestations des directoires d’Ajaccio et du département.
Il s’explique sur les raisons de son absence à la revue du mois de janvier 92. Il exerçait les fonctions de lieutenant-colonel en second bataillon de gardes nationaux. Les troubles qui se sont produits à Ajaccio l’ont contraint à rester en Corse.
Il devine qu’on l’écoute avec bienveillance. Plus des deux tiers des officiers d’artillerie ont déserté. Le corps manque donc de cadres.
On l’interroge. Connaissait-il les lieutenants Picot de Peccaduc, Phélippeaux, Des Mazis ? Tous émigrés. On lui montre les listes des anciens élèves de l’École Militaire de Paris, durant l’année 1784-1785 ; il y retrouve les noms de Laugier de Bellecourt, de Castres de Vaux, de tant d’autres : émigrés aussi.
Au fil de ses démarches, jour après jour, Napoléon se convainc qu’on le réintégrera. Mais les commis du ministère et les officiers chargés d’examiner son cas lui confient qu’il a un ennemi tenace.
Qui ? Un député corse, qui multiplie les lettres au ministère pour dénoncer le lieutenant Napoléon Bonaparte et le rôle qu’il a joué dans l’émeute d’Ajaccio. C’est Peraldi.
— Cet homme est imbécile et plus fou que jamais, s’écrie Napoléon. Il m’a déclaré la guerre ! Plus de quartier ! Il est fort heureux qu’il soit inviolable. Je lui aurais appris à traiter !
On le rassure. Le rapport de la commission au ministre sera favorable. Mais Napoléon, s’il n’est pas trop inquiet, ne veut rien laisser au hasard. Il se rend aux séances de l’Assemblée législative, rencontre les autres députés corses, noue avec eux des relations courtoises ou amicales.
Car Napoléon n’a pas renoncé à jouer un rôle important dans l’île. La France est si déchirée qu’il est impossible de prévoir son avenir. Il faut garder en main la carte corse.
« Ce pays-ci est tiraillé dans tous les sens par les partis les plus acharnés, écrit Napoléon à Joseph. Il est difficile de saisir le fil de tant de projets différents. Je ne sais comment cela tournera, mais cela prend une tournure bien révolutionnaire. »
Le 20 juin 1792, Napoléon attend Bourrienne pour dîner chez un restaurateur de la rue Saint-Honoré, près du Palais-Royal. Napoléon suit des yeux ces corps souples de femmes qui vont et viennent sous les galeries. Le temps est doux.
Peu après que Bourrienne s’est assis, Napoléon aperçoit une troupe de cinq à six mille hommes qui débouchent du côté des halles et marchent vers les Tuileries.
Napoléon prend le bras de Bourrienne, l’entraîne. Il veut suivre cette troupe. Ils s’approchent.
Ces hommes et ces femmes portent des piques, des haches, des épées et des fusils, des broches et des bâtons pointus.
Lorsque cette foule atteint les grilles du jardin des Tuileries, elle hésite, puis les force, entre dans les appartements du roi.
De loin, Napoléon assiste à la scène. Il voit le roi, la reine et le prince royal coiffer le bonnet rouge. Le roi, après une hésitation, boit et trinque avec les émeutiers.
Napoléon s’éloigne. Il dit à Bourrienne : « Le roi s’est avili, et en politique, qui s’avilit ne se relève pas. »
Puis il s’indigne. « Cette foule sans ordre, ses
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