Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Le chat botté

Le chat botté

Titel: Le chat botté Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
Vom Netzwerk:
Bien sûr, Barras prédisait un bel avenir à cet officier déconcertant, il poussait même à un mariage. Rose hésitait. Sa tante, Madame de Renaudin, l’avait déjà jetée dans les bras d’un jeune officier mondain qui avait étudié à Paris et à Heidelberg, Alexandre de Beauharnais, et ce mariage mal préparé avait mal tourné, leur vie commune était devenue un désastre. Rose n’osait plus s’engager; elle essayait cependant de mettre Buonaparte à l’aise.
    Elle avait tressé des guirlandes de fleurs autour des flacons de vin, allumé un feu dans la cheminée. Dehors il neigeait sur les citronniers du jardin. Lorsque ses invités prirent congé et qu’elle eut écarté la comtesse Stéphanie, cousine et chaperon qui vivait chez elle, se voulait poétesse et répétait que l’Académie de Lyon et la Société bretonne lisaient ses vers avec ravissement, elle fit visiter sa maison au général. Les enfants? En pension. Il n’y avait plus personne ? Plus personne. Et au-dessus de l’escalier qui montait en tournant, la chambre, l’alcôve et ses oiseaux peints, le lit. Rose babillait, elle feignait de s’intéresser à la famille Buonaparte et il l’assaillait à son tour de questions sur sa vie à la Martinique, son enfance aux Trois-Ilets, cinquante maisons de palissades ramassées au fond d’une baie, sous des montagnes vertes, près du moulin à sucre et des filets de pêcheurs qui séchaient sur la plage. Les créoles ont des longs cils et les cheveux fins, elles sont légères, distinguées, presque maladives d’aspect, molles comme le climat de leurs îles. Elles savent sourire à merveille, troubler d’un mouvement d’épaule. Là-bas, on s’excite ou on sommeille. Les femmes vivaient des journées élémentaires, couchées, avec leurs domestiques autour d’elles, des esclaves noires ou brunes accroupies sur des nattes. Quand elles ne somnolaient pas elles fumaient du tabac qu’elles crachaient, buvaient du muscat, commandaient les confidences d’une servante préférée ou s’amusaient qu’elle leur chatouille les pieds avec un bouquet de plumes.
    Et Rose racontait de sa voix indolente.
    Pas de musique, jamais aucun livre, aucune broderie, les bruits de l’eau, ceux des oiseaux, l’heure du chocolat ou des sucreries. Rose devait porter une gaule , ce drapé de mousseline blanche, et retenir ses cheveux par un madras de couleurs vives, elle somnolait dans son hamac de soie décoré de plumes d’oiseaux, soignait ses magnolias, ne s’aventurait pas trop le soir à cause des serpents. Sa nourrice, une grande Africaine qui fourrait des fleurs dans son corsage, n’avait dû manger que des légumes bouillis pour que son lait soit plus doux. La douceur était partout jusqu’à l’écœurement. Le luxe, c’était l’ombre. L'humidité du sol qui faisait percher les cabanes sur des pilotis, le vert cru, un soleil brutal poussaient à bénir le moindre courant d’air et cette brise venue de la mer. Les hommes s’habillaient quand même de velours noir pour marquer leur différence avec les indigènes nus, ils transpiraient, buvaient des alcools redoutables, subissaient les moustiques et les fièvres : il fallait deux générations pour s’habituer. Entre colons ils causaient de la santé des esclaves, de leur cheptel et de leur isolement. Les femmes ne portaient qu’une seule jupe, des fichus menteurs couvraient mal leurs poitrines. A table, les serviteurs mettaient des habits blancs et servaient pieds nus. On s’ennuyait. On comptait ses sous. On entassait le linge sale dans des armoires d’acajou. On sautait au cou des visiteurs même si on les connaissait peu : une distraction, quelle aubaine ! Les voisins se rencontraient le dimanche, portés dans leurs hamacs ou sur de petits chevaux alertes. La poussière et la pluie rentraient sous les vérandas. Cela sentait l’oranger. On se promenait parfois au bout du jardin, entre les haies de cocotiers et de bambous, jusqu’à la rivière fraîche. On grignotait des mangues, des bananes, ces goyaves abondantes au goût mélangé de poire et de figue verte. Chaque soir la brume descendait.
    « J’ai dû quitter ma cour bordée de tamarins, disait Rose en plissant les yeux, près de la case à farine, du moulin à sucre et du cachot. Je suis entrée au couvent des Ursulines, je n’en suis sortie que pour me marier à Beauharnais. J’ai débarqué à Brest sous une pluie froide. Chez toi, en France, j’ai tout le temps

Weitere Kostenlose Bücher