Le chat botté
froid. Réchauffe-moi... »
Elle déboutonna l’habit brodé du général.
Comme chaque matin, Buonaparte recevait ses agents un par un dans son vaste bureau de l’Etat-Major. Par les fenêtres il voyait la neige tomber avec une lenteur hypnotique sur le boulevard des Capucines; il ne regardait pas le policier camouflé en bourgeois qui lui exposait la situation :
— A Paris comme aux environs, mon général, les vols se multiplient. A la Halle, tout à l’heure, une femme s’est fait choper les assignats qu’elle tendait à une marchande, et le fripon est parti en courant. Près de Créteil, une autre portait du grain aux moulins, des brigands l’ont attendue pour voler sa farine à son retour. J’ai cent exemples de ce genre.
L'homme feuilletait son carnet.
— Les gendarmes? lui demanda Buonaparte en pensant à autre chose.
— Ah ! ceux-là! Ils s’amusent dans les cabarets, ils ne patrouillent jamais sur les routes de traverse, ils laissent les rôdeurs aller de ferme en ferme et rançonner, ils n’interviennent pas, et les filous s’organisent, mon général, ils marquent les maisons à dévaliser, ils établissent des listes. Il y va du ravitaillement de la ville.
— La légion de police ?
— Elle roupille dans ses casernes. Ces anciens jacobins que vous avez recrutés, mon général, les gens s’en méfient.
— Il n’y a qu’à les envoyer remplacer les gendarmes dans nos campagnes proches. Ils surveilleront les fermes, et, en plus, ils s’assureront que les paysans ne se dérobent pas aux réquisitions, que leurs greniers approvisionnent bien les marchés. Ce type d’espionnage a très bien fonctionné près de Lille, m’a-t-on dit...
— C'est à vous de décider, mon général.
Buonaparte mit la main devant sa bouche pour masquer un bâillement. Il congédia son agent, vite remplacé par un autre. Celui-ci expliqua que les équarrisseurs achetaient pour rien des vieux chevaux, hors de service, qu’ils revendaient à des prix honteux comme de la chair fraîche. Buonaparte regardait toujours la neige d’un air distrait. Un troisième agent vint lui parler du très grand nombre d’émigrés, sous le titre de négociants étrangers, qui s’installaient dans les auberges ou les maisons garnies :
— Mon général, les commissaires devraient visiter et surveiller ces maisons.
— Ils ne le font pas ?
— Hélas !
— Pourquoi ?
— Les propriétaires qui tiennent ces maisons les dissuadent.
— Comment ?
— En leur offrant à boire ou autre chose.
— Pourquoi ?
— Pour que les autres locataires ne s’en aillent pas loger ailleurs. Mais les royalistes, mon général, ils sont bien visibles, ils dépensent beaucoup dans les restaurants. Et pas qu’à Paris. Ils infectent le pays tout entier. Je sais qu’à Lyon ils assassinent tous les jours des patriotes, que les chouans sont chez eux à Laval, que des réfractaires vivent dans la forêt sur la route de Chartres, que...
— Merci.
Buonaparte, en même temps qu’il posait des questions machinales, gribouillait au crayon sur une feuille blanche.
— Junot !
Il se lève, froisse la feuille couverte de mots illisibles à l’orthographe fantaisiste, marche vers la porte dont les battants s’ouvrent à son approche, passe devant deux valets immobiles, crie dans les couloirs feutrés :
— Junot !
Il rentre dans le bureau de son aide de camp qui lisait Le Moniteur .
— Junot, prends ta plume et note.
L'autre obéit aussitôt. Le général précise :
— Je te dicte lentement, pour une fois, mais il faut que tu t’appliques. C'est une lettre. Je veux qu’elle soit jolie.
— Je suis prêt.
— Je me réveille plein de toi. Ton portrait et le souvenir de l’enivrante soirée d’hier n’ont point laissé de repos à mes sens. Douce et incomparable Joséphine ...
— Joséphine ?
— Tu es devenu sourd ?
— Pardonnez, général, mais je ne vous connaissais pas cette relation.
— Mais si, grande bête! c’est la vicomtesse de Beauharnais !
— Rose de Beauharnais ?
— Rose ? Non. Rose, d’autres l’ont prononcé avant moi, ce prénom, mais Joséphine, là, je suis le premier. Et puis j’ai décidé. Ne coupe plus ma pensée. Note. Incomparable Joséphine , donc, quel effet bizarre faites-vous sur mon cœur !
Et Junot s’applique à écrire cette lettre qui s’achève par Mio dolce amor, reçois un millier de baisers; mais ne m’en donne pas, car ils brûlent mon sang .
Le nouveau régime
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