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Le chat botté

Le chat botté

Titel: Le chat botté Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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formaient un cercle attentif autour de Buonaparte, assis à califourchon sur une chaise dorée :
    — En Corse où je suis né, beaucoup d’enfants sont doués de double vue...
    — Comme vous, général ?
    — Il m’a prédit que je serai princesse, un soir chez Thérésia, répondait Rose de Beauharnais.
    — Rien n’est trop beau pour vous, très chère amie, disait Buonaparte avec une voix d’outre-tombe, mais mon île est plus rude que la vôtre. En Corse, il y a des fantômes dans les torrents, des esprits invisibles entrent dans les maisons et boivent le sang des nourrissons, d’autres fendent le crâne des voyageurs qui empruntent certains sentiers. Les enfants morts avant d’être baptisés reviennent sous le forme d’un petit chien...
    Un chien se mit à japper. Les invités en furent glacés d’effroi, mais la vicomtesse les rassura en s’amusant de la coïncidence entre le récit et la réalité :
    — Ce n’est que Fortuné, ne craignez rien.
    Fortuné était un épouvantable roquet, un carlin rond comme une andouillette et court sur pattes, poil roux, museau noir, jaloux, grincheux, qui montrait ses vilains crocs quand sa maîtresse ne s’occupait pas assez de lui.
    — Il mord tout le monde, disait-elle pour excuser l’animal, mais il n’est pas méchant et ce n’est pas un revenant.
    A la demande de tous, le marquis de Ségur reçut la mission de pousser l’animal dans le jardinet, ce qu’il fit au détriment de ses bottes, dans lesquelles Fortuné planta les dents. Le chien aboyait maintenant derrière la porte-fenêtre de la véranda mais le cercle s’était reformé :
    — La suite, général.
    — Continuez votre affreuse histoire, dit la vicomtesse. Vous disiez que les morts reviennent la nuit...
    Avec un air mystérieux, Buonaparte baissa la voix :
    — Je me souviens d’un paysan qui avait couru le maquis toute la nuit. Il retrouva son village au petit matin. Tout le monde dormait. Alors il vit une procession du côté de l’église. Il regarda défiler ces gens et n’en connaissait aucun, il en était troublé mais son cheval, lui, piaffait, frappait la terre du sabot, refusait d’avancer.
    — Qui était-ce donc ?
    — Des morts qui revenaient dans leur village.
    — Pour tuer les vivants ?
    — Pour reprendre leurs places ?
    — En Corse, continua le général, on sait comment s’en protéger.
    — Comment ? comment ? répétaient les dames en chœur.
    — Il faut s’adosser à un mur avec un couteau dans la bouche, la pointe tournée vers le fantôme, et pas question de s’évanouir ou de s’endormir, il faut tenir bon, les yeux ouverts.
    — Sinon ?
    — Sinon les fantômes vous mettent un cierge dans la poche, et le cierge se transforme en bras d’enfant, et vous-même devenez un sorcier.
    — N’êtes-vous pas un peu sorcier, général ?
    Il ferma les yeux, récita comme un tragédien :
    — Deux mois avant ma naissance on a aperçu une comète près de la pointe de la Parata, au-dessus des îles Sanguinaires...
    Sur un signe de Rose, un valet prêté par Barras ralluma les bougeoirs. Buonaparte se leva, très entouré, très admiré par les marquises et les duchesses qui raffolaient de l’au-delà, des devins et des châteaux hantés. Derrière un grand bougeoir de cuivre dont le valet avait ravivé les quinze chandelles, Buonaparte reconnut Rosalie Delormel et, à côté d’elle, la mine grave du jeune Saint-Aubin. Il parvint à échapper aux compliments de son auditoire, salua Rosalie, demanda des nouvelles de son mari le député, puis, sans écouter vraiment la réponse, se planta devant Saint-Aubin :
    — Il ne fallait pas me rendre les pistolets que je t’avais donnés.
    — Vous ne m’en avez offert qu’un seul.
    — L'autre ?
    — Je l’ai ramassé dans la cour du restaurant Vénua. Votre provocateur l’a laissé tomber au moment où nous l’avons tué.
    — Parfait. Il ne risque plus de bavarder. Les morts ne reviennent pas tous empoisonner les vivants.
    — Vous avouez ?
    — Quoi donc ?
    — C'était le soir de Saint-Roch.
    — Saint-Roch ! la paroisse des écrivains et des artistes...
    — L'église des canons. Vous y étiez en personne.
    — Le fait est indéniable.
    — Vous avez déclenché l’émeute en commandant le premier coup de feu.
    — Oh, moi je m’en tiens à la version officielle. Un muscadin a tiré sur mes soldats, qui ont répliqué.
    — C'est faux et vous le savez.
    — Tu as éliminé le seul témoin, je n’y peux

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