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Le chat botté

Le chat botté

Titel: Le chat botté Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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rien.
    — Vous avez aussi tué mon meilleur ami.
    — La mort, à notre époque, nous vivons avec depuis l’enfance.
    — Je sais.
    — Au régiment, tu apprendras l’endurance.
    — Je refuse d’y aller !
    — Nous verrons.
    — Vous avez épargné l’armée au comédien Elleviou.
    — Parce qu’il fréquente le salon de Madame de Beauharnais.
    — Moi aussi.
    Rose jouait maintenant de la harpe devant des amis indulgents ; elle devait préférer sa guitare et les complaintes antillaises. Buonaparte la regardait. Elle avait une peau cuivrée, la douceur caraïbe.
    Tandis que Buonaparte se rendait intéressant auprès de cette veuve Beauharnais qu’il croyait noble et riche, la Convention mourait de mort naturelle. La dernière séance avait permis d’expédier des décrets subalternes et les députés s’étaient quittés dans la bonne humeur, se disant au revoir plutôt qu’adieu, car ils allaient presque tous se retrouver sur les bancs des deux Conseils prévus par la nouvelle Constitution, celui des Anciens et celui des Cinq-Cents qui s’empressa de former une liste de candidats au Directoire exécutif. Pour gouverner la France on parlait de Cambacérès, on parlait de Sieyès, mais ils se défilèrent. Cambacérès retourna méditer sur le Code civil, et Sieyès, qui égratignait déjà la Constitution, réservait sa réputation à des tâches plus sûres : mener un pays affamé et frondeur, sortir enfin sur le devant de la scène, cela ne lui convenait pas; jouer en coulisse, manœuvrer, comploter sans trop de risques, cela lui allait mille fois mieux et il partit quelques mois à l’ambassade de Berlin pour prendre du recul. Lazare Carnot remplaça ce sournois. Il n’y avait guère de choix, et le Conseil des Cinq-Cents, à peine constitué, commença à s’en plaindre. Les autres candidats, sauf Barras, étaient de parfaits inconnus : le directeur de l’arsenal de Melun, un ancien juge de paix à Conches, un nouveau riche du Calvados... Barras et ses amis régicides, sur la défensive, avaient déjà forcé la main des élus, comme pour un prélude à d’autres coups d’éclat.
    Gouverner la France en 1795. Il fallait du courage, tout de même, pour hériter de la Convention qui, après avoir régné plus de trois ans, venait de s’éteindre sans bruit. Assemblée redoutée, elle avait beaucoup tué et beaucoup bâti. Elle léguait à la Nation des lycées, des bibliothèques, l’Institut, l’Ecole normale, Polytechnique, le Conservatoire des Arts et Métiers, un Code civil en gestation, un Code pénal nettoyé des supplices barbares de l’ancien régime; elle avait décidé la séparation de l’Eglise et de l’Etat, imposé la langue française dans les provinces, inventé le système métrique et permis le divorce. Sur le papier l’esclavage était aboli, mais les armateurs et les négriers de Saint-Malo, de Nantes ou de Bordeaux rechignaient à appliquer la loi, soutenus par les marchands de sucre et de café. Enfin, pour le symbole, la place de la Révolution dépouillée du rasoir national se nommait désormais place de la Concorde.
    Tout restait à faire.
    Par la volonté de Barras, Delormel figurait au nombre des Directeurs qui devaient redresser un pays démoralisé dont les caisses étaient vides. Les soldats désertaient en foule. Les contrées annexées commençaient à gronder contre des soudards qu’elles avaient d’abord pris pour des saints. Les provinces du Midi et de l’Ouest poursuivaient la rébellion. L'Autriche menaçait à l’est et en Italie en attendant de relancer l’offensive au printemps. Les armées de Kellermann et de Schérer, démunies, piétinaient devant les Alpes; le général Pichegru trahissait au profit du comte de Provence dont il attendait de l’or, le gouvernement de l’Alsace et le château de Chambord. L'Angleterre de William Pitt continuait activement à financer la coalition contre la République, sans considérer les mauvaises récoltes et les cailloux jetés contre le carrosse de Sa Très Gracieuse Majesté George III aux cris de « Pas de guerre ! Pas de famine! »
    Le 2 novembre, ci-devant Jour des Morts, Delormel monta au petit matin dans une calèche où il retrouva Barras emmitouflé dans son gros manteau. Ils rejoignirent vers le Châtelet une seconde calèche et traversèrent la Seine, escortés par des cavaliers aux bottes lépreuses.
    — Maintenant il va falloir durer, dit Barras à son nouveau collègue.
    — Et nous

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