Le cheval de Troie
je tombai à mon tour. Une lance s’était fichée dans mon mollet, un peu au-dessous du jarret. Les soldats d’Ithaque m’entourèrent jusqu’à ce que je fusse à même de la retirer, mais la pointe barbelée m’enleva un gros morceau de chair. Comme je perdais beaucoup de sang, je dus m’arrêter pour me faire un garrot.
Ménélas et ses Spartiates vinrent en renfort. Ajax surgit. Quel guerrier étonnant ! Son sang s’était échauffé, il assénait des coups avec une force inimaginable et faisait reculer les Troyens.
Heureux de constater qu’Hector n’était plus là, je m’étais rendu utile en appelant des renforts. Eurypile, qui se trouvait le plus près, reçut une des flèches de Pâris dans l’épaule. Puis ce fut Machaon qui subit le même sort. Quelle racaille ! Il ne gaspillait pas ses flèches en visant des hommes ordinaires et se mettait à l’abri, à l’affût d’un prince ou d’un roi. En cela il était différent de Teucer, pour qui toute cible était bonne.
Je parvins enfin à me glisser derrière nos lignes où je trouvais Podalire, déjà occupé à soigner Agamemnon et Diomède. Ils furent épouvantés en nous voyant, Machaon, Eurypile et moi.
— Pourquoi faut-il que tu te battes, frère ? grommela Podalire en étendant Machaon par terre.
— Occupe-toi d’abord d’Ulysse, répondit Machaon d’une voix entrecoupée par la douleur.
La pointe d’une flèche était plantée dans son bras, qui saignait peu. Je fus donc pansé le premier ; puis Podalire se tourna vers Eurypile et préféra faire ressortir la flèche de l’autre côté, de peur qu’elle n’endommageât trop l’intérieur de l’épaule.
— Où est Teucer ? demandai-je en m’affalant à côté de Diomède.
— Je lui ai fait quitter le champ de bataille, il y a un moment, dit Machaon, qui attendait toujours son tour. Son bras meurtri hier par la pierre d’Hector s’est mis à enfler démesurément. J’ai dû faire une incision pour réduire l’hématome. Son bras était paralysé, mais à présent il peut à nouveau s’en servir.
— Nos rangs se réduisent, remarquai-je.
— Trop, dit Agamemnon d’un air sombre. Les soldats aussi s’en rendent compte. Tu ne sens pas le changement ?
— Si. Retournons au camp avant de nous trouver victimes de notre propre affolement. Je pense que l’armée ne tardera pas à battre en retraite vers la plage.
J’étais responsable de cette retraite et je m’y attendais. Néanmoins ce fut un rude coup pour moi. Il restait trop peu de rois pour rassembler les hommes ; des principaux chefs, il n’y avait plus qu’Ajax, Ménélas et Idoménée. Une partie de notre front céda et le mal gagna à une prodigieuse vitesse. Bientôt l’armée tout entière tourna les talons et s’enfuit vers le camp. Hector criait si fort que je l’entendais du haut du mur où j’étais posté, et les Troyens hurlaient tels des loups affamés à notre poursuite. Nos hommes arrivaient encore en masse par le gué du Simoïs et les Troyens attaquaient leurs arrières quand Agamemnon, blême, donna ses ordres. La porte fût close avant que les derniers – les plus courageux – aient pu rentrer. Je me bouchai les oreilles et fermai les yeux. C’est ta faute, Ulysse ! Tout est ta faute !
C’était trop tôt dans la journée pour cesser le combat. Hector allait attaquer notre mur. Il fallut du temps à nos soldats, qui erraient a l’intérieur du camp, pour se ressaisir et comprendre qu’ils devaient maintenant défendre les fortifications. Les esclaves s’activaient et faisaient bouillir de grands chaudrons d’eau à verser sur la tête de ceux qui tenteraient d’escalader le mur ; nous n’osions pas utiliser d’huile par peur d’y mettre le feu. Quant aux pierres, nous les avions alignées au sommet du rempart depuis bientôt dix ans.
Les Troyens se massèrent le long du fossé ; leurs chefs allaient et venaient dans des chars, engageant les hommes à reformer les rangs. Hector était conduit par son ancien aurige, Cébrion. Même après ces deux jours de lutte acharnée, il se tenait très droit, l’air sûr de lui. Tandis que nos hommes commençaient à occuper les espaces libres autour de moi, je m’installais confortablement, le menton dans les mains, pour voir comment Hector se proposait de nous attaquer : consentirait-il à sacrifier un grand nombre de ses soldats ou connaissait-il un meilleur moyen que la force
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