Le Coeur de la Croix
que l’habituel
cortège de créatures extraordinaires, tels les ettins (qu’on disait hanter les
montagnes du Liban), les démons, les djinns, les striges, mais aussi les
cercopes (redoutables guerriers, à la fois hommes et singes), les empuses et
les gelludes – respectivement démons et vampires venus de la Grèce antique
en passant par Byzance. Leur existence n’était pas avérée, même si beaucoup y
croyaient, mais la rumeur leur attribuait toutes sortes de méfaits. Pas une
semaine sans qu’on ne trouve un corps vidé de son sang, pas un mois sans qu’un
individu ne perde la tête et ne massacre sa famille avant de se donner la mort,
pas une année sans une naissance étrange (généralement celle d’un être à la
peau noire, baragouinant des mots d’araméen), pas une décennie sans qu’une
paire d’ailes de chauve-souris ne pousse dans le dos d’une femme. Sans parler
de ces hommes à qui, la nuit, poussaient des cornes, et qui au réveil se
mettaient à beugler comme des taureaux. Il s’agissait certes de mystères,
certes ils étaient horribles, mais on les préférait encore aux agissements des
redoutables Assassins.
Rachideddin Sinan, leur chef, avait placé ses hommes à tous
les endroits stratégiques de la société mahométane : mosquées, magasins,
ports, maristans, palais, prisons, casernes, et même – se
murmurait-il – dans les harems, où houris et eunuques travaillaient à le
renseigner. Cette toile invisible d’agents, ce réseau d’informateurs, était
l’un des meilleurs de l’Orient, voire du monde. Pas un mouvement de troupe, pas
une décision, pas une levée d’impôts, pas une promotion ou un départ de bateau
n’avaient lieu sans que Sinan n’en fût avisé.
Deux choses renforçaient les Assassins, leur donnaient ce
courage aveugle et cette détermination qui les rendaient presque
invincibles : la haine et la peur. La haine était celle qu’ils avaient
pour les sunnites, c’est-à-dire la majorité des Mahométans, accusés de félonie
et de trahison. La peur était celle que l’on avait d’eux, et qui ne leur
laissait pas d’autre choix que la victoire ou la mort.
Le Vieux de la Montagne, leur vénérable chef, avait
dit : « Rien n’est vrai, tout est permis. » Il disait aussi que
la vie n’était qu’un leurre, que la vraie vie se trouvait ailleurs, et qu’il
avait les clés du paradis.
Rachideddin Sinan avait donné l’ordre à ses troupes
d’attaquer. Partout, il fallait frapper l’ennemi à la gorge, et pour l’empêcher
de guérir, frapper, frapper encore, et recommencer. L’obliger à garder des
troupes en ville pour l’affaiblir sur les champs de bataille ; terroriser
la population pour lui donner envie de fuir ou de se rebeller contre
l’autorité ; ruiner le commerce pour appauvrir Saladin et fâcher les
marchands ; enlever les familles des oulémas les plus en vue afin de les
faire chanter ; poignarder impitoyablement ceux qui voulaient la paix et s’efforçaient
d’être justes, droits, humains. Se montrer si abominable enfin, de sorte que
tous se disent : « Dieu doit être avec lui, puisque le droit ni la
force ne peuvent rien contre lui. »
— L’humanité, maintenant, c’est moi ! criait Sinan
du haut de sa forteresse de Masyaf, les bras levés en direction du crépuscule,
dédiant ses victoires aux Sept Silencieux (les sept principaux imams des
ismaïliens) et à son souverain : Tawil at’Umr (le Maître des Clés et des
Portes).
— Je vengerai ta mort, Ali ! criait-il au nord,
avant d’ajouter, au sud : la tienne aussi, Ismaël ! Puis à
l’est : et la tienne, Mahomet ! Et à l’ouest : la tienne aussi,
Jésus !
Il tenait deux longs glaives écarlates, qui déchiraient le
ciel et sabraient l’horizon de traînées rougeoyantes, entre lesquelles le
soleil se couchait. Il croisait leur fer en d’obscures figures, censées
ressusciter les forces du jour et de la nuit, unir le trouble et le clair, le
sens et le non-sens, donner aux hommes la révélation, l’explication de
l’univers.
Mais rien ne survenait. Seul, au-dessous des nuages, un
faucon décrivait de grands cercles parfaits.
Exténué, Sinan laissa retomber ses bras. Il lui sembla
redescendre du ciel pour se poser sur le donjon de sa forteresse, qui –
paradoxalement – était un puits creusé au sommet du plus haut mont du
djebel Ansariya, aux pics escarpés éternellement recouverts de neige. Ses
hommes y avaient
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