Le Condottière
tiennent sur la frontière, impartiaux, incorruptibles, incarnations d'une mystique de la justice, voués à défendre l'idée du Bien.
Peut-être était-ce la première fois, tandis que le docteur Ferrucci continuait de parler, que Cocci en venait à s'interroger vraiment sur ce qu'il faisait. Sans doute parce que, dans l'allée bordée de lauriers, il avait secoué l'homme à la drague pour le convaincre de témoigner contre Morandi, et que rien n'avait plus compté pour Cocci, durant quelques minutes, que cela : obtenir, quels que soient les faits, une déclaration d'Angelo Trovato, sa signature au bas d'une déposition, et alors Cocci se serait précipité dans les bureaux du procureur, au troisième étage du Palazzo Ducale de Parme, et sans doute aurait-il alors inculpé Morandi de meurtre, l'aurait-il arrêté.
Ça, un juge? avait dit Trovato. Ça, un homme qui se tenait sur la frontière pour indiquer qu'ici commençait le règne du droit?
Cocci s'était conduit à l'instar de tous les autres : la fin justifie les moyens. Il n'avait été qu'un homme en guerre, ayant choisi son ennemi, Morandi, prêt à tout pour le vaincre. Mais en quoi était-il alors différent de lui? Quels principes absolus servait-il? Que valait sa bataille si elle n'était qu'un épisode parmi d'autres d'un conflit entre les hommes où les coupables d'hier deviennent juges, et vice versa? A quoi pouvait-il s'arrimer s'il n'y avait d'autres fins que de terrasser à n'importe quel prix son ennemi? Si c'était cela, tout se valait. Plus de principes. Plus de Bien et de Mal. Était seulement vainqueur, seulement justicier, celui qui posséderait la meilleure arme.
Il avait considéré qu'un témoignage arraché à Angelo Trovato était l'arme qui percerait toutes les défenses adverses. Qu'importait alors que Morandi eût bien été surpris par Trovato, la nuit, charriant le corps de la jeune Française de sa voiture à la berge? Qu'importait même la mort d'Ariane Duguet? Cocci avait-il jamais pensé à elle? Ce qui comptait, c'était de ferrer Morandi, de le laisser crever, et, s'il le fallait, de l'achever d'un coup de rame.
- Je dois vous dire maintenant..., avait repris le docteur Ferrucci.
Cocci avait sursauté.
Qui était-il, celui-là, mains jointes, tête baissée, qui murmurait qu'en effet, comme le père de la jeune femme l'avait pressenti, il l'avait vue vivante, quelques jours auparavant, avant qu'on ne la retrouve morte. Mais, ajouta-t-il d'une voix rapide, il l'avait déclaré aux carabiniers, et, tous ensemble, ils avaient décidé de se taire pour ne point accabler ce père, le juge comprenait-il? Cet homme délirait, il marchait nuit et jour dans les rues de Dongo, sous des pluies comme on n'en voit ici que trois fois par siècle, il allait le plus souvent tête nue, Ferrucci avait dû lui administrer des calmants. Tous avaient craint que l'homme ne mît fin à ses jours.
Si le juge l'avait vu, au cimetière, seul, il aurait compris que c'était l'image du malheur, entendez-vous? Fallait-il lui dire que sa fille était déjà une morte vivante? On en voit ainsi, de ces pauvres jeunes, oiseaux perdus, oui, pauvres oiseaux perdus, que le vent pousse, ils n'ont plus rien, il faudrait les accueillir, les soigner, les sevrer lentement, avec une attention de chaque seconde. Mais qui, aujourd'hui, dans notre monde, sait encore écouter? Les policiers arrêtent, les juges rendent la justice. Mais quelle justice, si personne ne tend la main? Si vous aviez vu ses bras, ses veines... J'ai voulu la retenir, la diriger vers l'hôpital, mais elle s'est enfuie aussitôt. D'où venait-elle? De Parme, peut-être de la Villa Bardi? On m'a dit qu'elle avait été employée par la Morandi Communication. Mais pourquoi enquêter, pourquoi savoir, pourquoi accuser? Je n'ai rien dit au père. Cette fille portait la mort en elle. Il aurait fallu l'aimer, avant. Peut-être qu'au point où elle en était, une présence d'amour eût pu la sauver encore, non pas un geste, monsieur le juge, mais une vie entière vouée à elle pour lui réinsuffler à chaque seconde un peu de vie - on parle de bouche à bouche, c'était cela qu'il fallait: du coeur à coeur.
Ferrucci - il hochait la tête, la balançait de droite et de gauche - ne pouvait pas. Il était le seul médecin à Dongo, et tous les ans, une volée de ces oiseaux perdus venait mourir ici, sur les bords du lac.
C'était l'homme à la drague qui avait confié à Cocci qu'enfant, quand
Weitere Kostenlose Bücher