Le Condottière
vous voulez avoir les mains propres. Vous voulez faire briller le soleil de la vérité! Et vous témoignez sous la foi du serment, devant moi, aujourd'hui, dans le bureau du lieutenant de carabiniers. Vous dites ça, seulement ça. Ça me suffit. Ils ne s'en sortiront pas. On les tient, croyez-moi : un meurtre, c'est autre chose qu'une affaire de corruption, d'argent sale. Vous comprenez? Morandi, c'est votre ennemi, non?
Brutalement, Trovato s'était dégagé par un mouvement du bras et des épaules, reculant d'un pas. Son visage exprimait toujours de la colère et du mépris, mais aussi de l'anxiété et de l'hésitation. Cela se devinait à son regard, à la manière dont il semblait épier les alentours comme s'il avait craint d'être observé.
Il s'était remis à parler d'une voix sourde. Il n'avait rien vu. Il avait commencé à draguer là parce qu'il fallait bien commencer quelque part. Ç'aurait pu être ailleurs; ç'a été ici. Il avait déjà tout expliqué aux carabiniers. Il ne savait rien de plus. Rien.
Cocci l'avait à nouveau saisi aux épaules, secoué. Ils avaient l'occasion, à eux deux, d'en finir avec Morandi, avec la pourriture qu'il représentait. Le témoignage de Trovato permettait de tout expliquer, c'était la clé. Comprenait-il?
- Et moi? avait demandé Trovato d'une voix si basse que Cocci avait deviné la question plus qu'il ne l'avait entendue.
Il avait étreint les épaules de Trovato. Lui? Mais les carabiniers le protégeraient. Cocci s'engageait à lui obtenir un emploi, un logement. Il le pouvait sans difficulté, à Milan ou à Parme, au gré de Trovato.
L'autre avait levé la tête.
- Et moi? avait-il répété.
Cocci, d'une voix qu'il sentait déjà moins assurée, avait répondu que, comme témoin, Trovato serait placé sous la protection de la justice.
- C'est ça, avait murmuré Trovato, et, en se tournant, il s'était éloigné de Cocci, puis il avait écarté les branches de lauriers, et le monticule de terre était ainsi apparu à quelques mètres, par un effet de perspective, comme une verrue herbeuse flottant au-dessus de l'eau. Au loin, dans le même axe, Bellagio, la Villa Bardi en pleine lumière, le soleil à nouveau revenu.
Il avait eu du mal, avait repris Trovato, à la faire glisser de la drague sur la terre. C'était comme si elle s'accrochait. Par des marches en arrière puis en avant, il avait dû imprimer au bras de la drague de petites secousses, et, à la fin, le plus doucement qu'il avait pu, il l'avait déposée là. C'était comme une vraie statue avec ses cheveux longs, son visage gonflé, sa peau toute tachée, comme mordillée. Quelques jours de plus et on n'aurait plus rien retrouvé. C'est comme ça, le lac : ça dévore. Ils sont voraces, les poissons des berges, ces noirs qu'il ne faut jamais pêcher.
Après, il y avait eu le père. Le Français, ce fou, avait voulu savoir, et lui, Angelo Trovato, lui avait montré le lieu — tout en parlant, il tendait le bras en direction du monticule —, il lui avait décrit le corps. Le père voulait savoir? Comme s'il y avait quelque chose à dire, quand les gens sont morts. C'était sa fille, son enfant. A cet âge-là, il fallait bien le répéter, quand on meurt, c'est toujours quelqu'un qui vous a tué ou qui vous a laissé mourir. Mais est-ce que c'était sa faute, à ce pauvre père? Il marchait dans Dongo sous la pluie comme un homme qui ne comprend plus rien à rien. Il l'avait fait enterrer ici, alors qu'il aurait dû la ramener chez lui, car les morts aussi ont le droit de vivre dans leur pays, dans leur maison, là où on les aime, où on les connaît. Mais peut-être que personne ne tenait plus à elle? Peut-être qu'elle n'avait plus de raison, de pays? Elle était perdue. Alors, autant qu'elle soit couchée là où elle était morte.
Moi, je dors à la morgue, c'est pareil. On peut me jeter n'importe où, même dans le lac!
Est-ce que le juge savait que la propre mère de Carlo Morandi avait été tuée dans le lac, en 45? Qu'elle avait disparu, là, et qu'on n'avait retrouvé que son manteau de fourrure ? Ça, les poissons, même les plus gros, n'en avaient pas voulu.
Je l'ai dit au père et je vous le redis, monsieur le juge : la vie, elle trahit toujours, on ne peut protéger personne. Alors moi, moi, Angelo Trovato, vous me racontez qu'on va me protéger ? Vous me prenez pour quoi? Pour un oiseau mort, monsieur le juge?
Ils avaient déambulé côte à côte entre les
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