Le Condottière
souvenait des jeux de l'empereur Tibère qui précipitait dans les bassins de sa villa de Capri ses esclaves et ses ennemis pour son plaisir et celui de ses courtisans?
Ils avaient tous ri : Lavignat, le romancier, directeur de l'Universel ; Hassner qui, disait-on, voulait vendre son agence de publicité H and H à Morandi 1 ; le ministre Nandini; Galli, le banquier; le journaliste Valdi; mais aussi ces deux Russes, Krivolsky et Goraï, qui s'étaient présentés à Joan comme des économistes conseillers du président.
- Si vous veniez à tomber, avait repris Morandi à voix basse (et Joan avait retiré son bras, puis reculé), ils regarderaient tous, mais pas un ne vous aiderait à sortir de là. Ils sont comme ça. Mais vous les connaissez, vous êtes journaliste. Vous savez tout cela mieux que moi, non?
Il avait saisi à nouveau le bras de Joan et annoncé que le dîner était servi sur la terrasse.
On n'avait plus entendu que le crissement des pas sur le gravier des allées; les quelques chuchotements qui avaient repris quand les groupes s'étaient mis à gravir l'escalier avaient été recouverts par la sirène d'un des navires qui sillonnaient le lac.
Joan n'avait pas aimé ce cri aigu que l'écho étirait et amplifiait, porté par un vent humide qui, par longues rafales, courbait les pins et les massifs de lauriers. C'était le souffle venu des montagnes du nord qui, chaque soir, balayait le lac, rappelait à quel point la douceur du climat était précaire, à la merci d'une crue de cet air frais déferlant depuis les cimes.
Elle avait eu froid, envie de partir, de gagner Côme, de flâner devant les boutiques, de s'installer dans une chambre d'hôtel, de regarder la télévision en dînant seule puis de s'endormir, les couvertures tirées sur le visage.
Mais elle était là, sur cette terrasse que la façade de la villa abritait du vent, à surprendre presque malgré elle, par instinct, les propos des uns et des autres, reconnaissant la voix d'Alexandre Hassner qui pérorait, répétait d'un ton sentencieux des évidences sur l'art, la publicité, la création; Lavignat la dévisageait, le visage grave, les sourcils froncés, comme pour donner de la profondeur à son regard, recoiffant d'un geste de la main ses cheveux en bataille; Valdi la complimentait pour le dernier article qu'il avait lu d'elle dans Continental. Que préparait-elle, un portrait de Morandi? Il chuchotait : en Italie même, on ne pouvait rien écrire sur le Condottiere; Morandi contrôlait les médias. «Il nous tient, chère amie, il nous achète et nous vend comme si nous étions des joueurs de football. Que voulez-vous, c'est l'époque : le mondial-libéralisme, la nouvelle idéologie... Nous nous adaptons, que faire d'autre, ma très chère?»
Tout en accueillant un invité qui venait d'arriver, qu'il présentait - Franz Leiburg, «un ami d'un demi-siècle; osons l'avouer, Franz est pour moi, le plus grand écrivain allemand vivant » -, Morandi ne quittait pas Joan des yeux.
Elle s'était éloignée, s'approchant de la balustrade qui surplombait le lac, recevant le vent de plein fouet, écoutant le bruit des vagues courtes qui frappaient la berge. Elle imaginait les formes noires frôlant la vase et repensait aux propos de Morandi, à cette scène près du bassin, à ces statues, à ces colonnes plongées dans la pénombre des pièces du rez-de-chaussée, à ce décor prétentieux, à la vanité de Morandi qui, décidément, lui déplaisait, l'inquiétait peut-être, la gênait surtout.
Elle s'était tournée et l'avait vu lui indiquer avec arrogance une place à table, à côté de lui.
Elle l'avait ignoré, s'était installée à la droite de Leiburg, un vieil homme aux gestes lents et précis, à la voix ténue, au visage si décharné que Joan avait d'abord évité de le regarder tant l'ossature des mâchoires, du crâne était visible sous la peau tendue, blanchâtre, conférant à ses traits l'aspect d'un masque mortuaire. Cependant, elle avait été attirée peu à peu par la luminosité et l'intensité de ses yeux bleus où semblait se concentrer tout ce qui restait de vie dans son corps de vieillard.
Leiburg l'avait questionnée. Lui aussi avait été journaliste, autrefois, bien sûr, quand les dieux de l'époque, les Mussolini, les Hitler, les Pavelic, les Franco se croyaient victorieux, éternels, tout comme aujourd'hui notre ami Morandi, vous ne trouvez pas? Il les avait tous interviewés, et pftt, ils
Weitere Kostenlose Bücher