Le Condottière
écarté de la villa, il avait lancé le moteur.
Il s'était alors dirigé vers le nord, rentrant dans les zones obscures où le lac s'élargit. Sur les berges, les lumières se faisaient plus rares. Il s'était alors souvenu de la façon dont la voix lui avait commandé, jadis, de s'enfoncer dans le souterrain qui, des caves de la villa, descendait vers le lac.
- Avance, avance, je te dis.
Des rats filaient entre ses jambes nues cependant que Morandi le poussait.
- Allons, va!
Morandi portait la torche et hurlait de temps à autre : « Ne bouge pas, ne te retourne pas ! »
La lumière déclinait, la nuit montait dans le souterrain avec le silence rompu par des couinements de rats ou les battements d'ailes de volatiles nichant entre les pierres de la voûte.
Morandi était ressorti, le laissant seul; depuis l'entrée du souterrain, il lui avait ordonné de continuer: « Je vais te retrouver sur la berge. Si tu n'es pas là, gare à toi! »
L'homme se souvenait de cette voix et de ses frayeurs d'enfant, de l'humidité qui suintait, de ce grondement qui montait : il imaginait qu'il s'agissait de la respiration d'un ogre, alors que c'était seulement le vent qui s'engouffrait dans le souterrain.
- Retourne à la villa, maintenant, lançait Morandi.
Et il fallait reprendre le chemin parcouru, tâtonner. Parfois, Morandi avait fermé la porte donnant accès aux caves. Il fallait alors taper, taper à coups de poing pour qu'enfin quelqu'un vienne, un jardinier ou bien Maria.
Maria était la « petite bonne », la mère de l'homme. Elle avait été baptisée sous le nom d'Angela, mais Italina Bardi, la grand-mère de Carlo Morandi, madame la comtesse Bardi, qui régnait sur la villa et même sur le village de Bellagio, appelait toutes ses bonnes - ses «petites bonnes », qu'elle engageait quand elles avaient quinze ans — Maria.
- Cela te plaît, j'espère? Sois honorée, ma fille, c'est le nom de la mère du Christ, tu le sais.
Maria serrait son fils contre elle dans la pénombre de la cave, essuyait ses larmes, murmurait qu'il ne fallait plus jouer avec ce monstre de Carlo Morandi : « Ils sont tous comme ça, sans coeur. Échappe-toi dès que tu l'entends. »
Mais Morandi appelait, impérieux, irrité déjà : « Où es-tu? Ne me fais pas attendre! Je sais qu'on t'a ouvert, viens, je t'attends ! »
Ils avaient eu l'un et l'autre une dizaine d'années en cet hiver glacial et pluvieux de 1944-45.
On tirait dans les montagnes; les détonations roulaient sur le lac comme une houle énorme qui venait heurter les berges, éclatait en cent échos. Des convois passaient sur les routes sinueuses. Certains s'arrêtaient pour quelques jours sous les arbres du parc et les soldats déambulaient, allumant des feux pour se réchauffer.
A la sortie de Bellagio, ils avaient accroché aux troncs des arbres, des écriteaux marqués d'une tête de mort : «Achtung Banditi ».
Au printemps 1945, des Allemands s'étaient installés au rez-de-chaussée de la Villa Bardi et des ministres fascistes, accompagnés de leurs épouses, habitaient les chambres du premier étage.
Un soir de la mi-avril, une grande femme aux cheveux bouclés noirs était descendue d'une voiture conduite par un officier allemand. Elle portait un manteau de fourrure qui, dans le souvenir de l'homme, était de couleur rousse. L'officier était tête nue, il marchait près de cette femme en se tenant un peu voûté, les mains derrière le dos.
La femme avait crié : « Mère, mère ! », et la comtesse Bardi était apparue sur la terrasse. « Où est mon fils? » avait demandé la femme.
Elle avait vu Carlo, s'était précipitée vers lui, l'empoignant, l'enlaçant, le couvrant de baisers fougueux.
La comtesse Bardi lançait, tout en descendant l'escalier : « Paola, Paola, voyons !»
Carlo Morandi s'était débattu, tentant de repousser sa mère. A la fin, il y était parvenu cependant que la grande femme hurlait : « Franz, Franz, dites-lui d'obéir ! » Mais l'officier allemand était resté immobile.
En ces derniers jours d'avril, Carlo Morandi avait été plus brutal encore. Il avait ordonné au fils de Maria de crever les pneus d'une voiture allemande garée sous les eucalyptus. Puis il avait menacé de le dénoncer.
- Je me tais si tu lui craches dessus, avait-il dit en montrant l'officier qui accompagnait sa mère.
Heureusement, celui qu'on appelait le lieutenant Franz Leiburg avait quitté la Villa Bardi afin de gagner l'autre rive du
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