Le Condottière
généraux et de dignitaires fascistes en uniformes noirs. « La nuit, le souvenir de ces cérémonies funèbres nous enivrait. »
- Mais pouvez-vous imaginer, Joan, que j'aie été autre chose qu'un vieil homme immobile? Je ne suis plus qu'un amateur d'art. Savez-vous pourquoi je me suis installé là? Je vois vos genoux, je peux deviner vos cuisses.
D'un mouvement instinctif, Joan avait serré les jambes.
- Accepteriez-vous de les croiser plus haut?
Elle avait rougi, avait bougé comme si elle s'apprêtait à se lever.
- Restez-là, avait-il dit d'une voix impatiente et autoritaire.
Que risquait-elle? Il n'avait plus l'âge de Morandi!
- Voilà, avait-il murmuré quand il l'avait sentie se détendre, soupirer et commencer à chipoter.
Il s'était donc rendu, le 1 er septembre 1939, à la Villa Bardi. Il arrivait de Lugano, il avait téléphoné à Paola Morandi, ils devaient se retrouver. La première scène à laquelle il avait assisté en arrivant dans le parc, c'était, sous les lauriers, un garçon de quatre ou cinq ans qui en frappait un autre à coups de talons, puis qui, armé d'un bâton, continuait à le battre. L'autre gamin, sans doute le fils d'un domestique, se protégeait la tête comme un animal, sans crier, attendant que cesse la raclée.
Et, en effet, au bout de quelques minutes qui m'ont paru bien longues, le bourreau s'est lassé, jetant son bâton, donnant l'ordre à sa victime de se relever, de le suivre, ce qu'elle fit. C'était inhumain de voir l'enfant qu'on avait roué de coups marcher derrière son tortionnaire qui ne se retournait même pas, sûr d'être obéi, ne craignant aucune révolte. C'était une image de la guerre, et je ne l'ai plus oubliée. Chaque fois que j'ai vu des colonnes de prisonniers - et j'en ai longé beaucoup, en Pologne, en France, en Russie, puis j'ai moi-même été dans l'une de ces colonnes -, j'ai repensé à ces deux enfants. Qu'est-ce que c'était la guerre, la cruauté, l'inhumanité? Des jeux d'enfants interprétés par des hommes dans toute leur force, leur démesure? Ils possédaient des baïonnettes en lieu et place de bâtons.
« Ç'a été ma première rencontre avec Carlo Morandi. C'était le bourreau, naturellement, le fort, celui qui frappait. Quand je vous ai vue près de lui sur la terrasse, j'ai songé de nouveau à cette scène. On apprend à lire l'envie de meurtre et de viol, le désir de violence dans le regard des hommes. Il suffit d'avoir vieilli ou fait la guerre, ou simplement d'avoir regardé jouer des enfants, ou bien assisté à des conseils d'administration, voire - Leiburg avait ri - à des comités de rédaction ou à des réunions d'écrivains. Vous ne pensez pas, Joan? Vient un moment où cela disparaît, le regard ne blesse plus, ne pénètre plus; il enveloppe, caresse; peut-être soulève-t-il encore les jupes, mais c'est tout, croyez-moi!
Il lui avait servi une coupe de champagne, puis avait bu lentement, les yeux mi-clos.
- Paola Morandi, ce 1 er septembre, était d'une beauté que je n'ai jamais plus retrouvée. Quand je l'ai revue en 1944-45, c'était l'hiver, la peur, le meurtre autour de nous, achtung banditi - il avait ricané -, nous étions tous devenus des bandits. C'était une femme marquée, inquiète, traquée, comme si elle avait pressenti que le lac était une nasse où elle était venue se faire prendre avec cette bande d'idiots : Marcello Petacci, peut-être son amant, le frère de Claretta, la maîtresse du Duce, Bombacci, etc., tous ces personnages ridicules, grotesques, avec des noms de commedia dell'arte, et Mussolini lui-même qui allait finir comme un traître au dernier acte d'un mauvais opéra.
« Je n'ai rien pu faire pour Paola Morandi. Mais, en 1939, elle était à ce moment où la jeunesse affleure encore cependant que s'annoncent déjà à mille petits signes - la respiration qui manque pendant l'amour, le plaisir qui ne vient pas, des cernes trop sombres le matin -, les temps gris.
« Elle était nue sur la terrasse et je fus choqué par son impudeur. Des jardiniers passaient dans les allées, les deux gosses se battaient au bas des escaliers, mais elle se tenait les yeux fermés sur une chaise longue, les jambes légèrement écartées, ses cuisses un peu lourdes magnifiquement hâlées.
« Vous avez de belles jambes, Joan, mais vous êtes saine. Nous n'aimons pas beaucoup cela, en Europe. Voyez-vous, même en cet après-midi du 1 er septembre, alors qu'elle était comme le soleil
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